Je me moque souvent du Black Metal, des ses tropes et de ses codes esthétiques. C’est en bonne partie parce que je pense sincèrement qu’il est sain de savoir tourner en dérision ce qui est important pour nous. C’est une forme de questionnement, une manière de voir l’existant pour s’interroger sur ce qu’il devient et ce que l’on souhaite en faire. Heureusement beaucoup d’artistes le questionnent bien mieux que moi et agissent pour porter cet héritage, sans le laisser se scléroser dans un conservatisme argileux.
Car l’avant-gardisme, le refus de la staticité est une vertu fondamentale de ce genre, bien plus que tout le decorum autour qui est la seule chose que voient ceux qui ne savent pas observer, et dont il est si facile de se moquer avec bassesse et ingratitude. Cet ADN avant-gardiste a cimenté ce qui est devenu la Seconde vague, et Snorre en était ni plus ni moins que l’instigateur.
Without sounding too arrogant, I think it’s great if I can inspire other Black Metal musicians to widen their horizons and widen their ways of thinking and their ways of writing music because I think that Black Metal is too narrow. And I think that was not the idea at the beginning with Black Metal. I think that Black Metal was revolutionary and it was radical but now it is conservative and very narrow. I think that all the conservative Black Metal people don’t know what Black Metal really was about back in the early 90’s, late 80’s.
Snorre, dans une interview pour Voices of The Darkside
Au tournant du millénaire, un second boom stylistique allait secouer le Black Metal et en élargir les horizons. Le canevas était posé, il sera brisé en bonne partie par un quatuor d’albums révolutionnaires entre 1999 et 2001 : 666 International de Dødheimsgard, Rebel Extravaganza de Satyricon, A Grand Declaration of War de Mayhem, et le tant attendu album de Thorns.
À la sortie de l’album en 2001, Snorre a déjà prouvé par son parcours qu’il est de ceux capables de faire bouger les lignes et, non pas d’entraîner des suiveurs dans sons sillon, mais plutôt de donner des graines fondamentales pour laisser tout un genre se développer de lui-même. Il l’a prouvé deux fois avec Thorns puis avec Mayhem.
Pour être de cette trempe-là, d’insolentes dispositions musicales ne suffisent généralement pas ; cela demande sinon une vision consciente, au moins une sensibilité et une curiosité artistique dépassant le cadre de la musique et de ses influences directes.
I try not to be so inspired by music, I try to make music from ideas, from thoughts, from feelings, from… it’s difficult, from mathematics, from physics, from stuff that happen in nature, natural events. I try to find inspiration in everything, not just music because I think if you just listen to other music it would be too narrow when you want to create something new, I try to find the inspiration somewhere else. Most of the times, I am just trying to materialize a feeling into music.
Mais cette fois-ci il serait malhonnête de dire que Snorre tient à lui seul les clés de cette seconde révolution Norvégienne. Si tous les acteurs impliqués dans ce carré d’As ont été influencé par les démos de Thorns, ils portent des idées qui leur sont propres. Si Rebel Extravaganza arbore clairement la marque de Snorre qui a participé à sa composition et son exécution, A Grand Declaration of War est l’oeuvre de Blasphemer et pousse la science des riffs alambiqués et des ambiances grandiloquentes à un niveau encore jamais vu, et 666 International est une bombe nucléaire à base d’Électro-Indus et d’ambiances futuristes larguée sans sommation sur le continent Black Metal.
Au milieu de ces trois mastodontes – Mayhem et Satyricon que les circuits de distribution et les revues vont propulser devant un public bien plus large que celui des années 90 et DHG qui malgré un accueil glacial est devenu une énorme référence avec le temps – Thorns est à la fois plus confidentiel et plus culte. Culte par la seule réputation de Snorre et le mystère qui entoure ce personnage discret et introverti, mais aussi parce qu’avec les années il retient l’essentiel de ce bouleversement stylistique : incisif, compact, avec une production froide et précise et une ambiance industrielle.
Existence plonge immédiatement l’auditeur dans l’un des nombreux riffs agressifs et reconnaissables de Snorre sur un plan de batterie rapide mais chirurgical, métronomé comme une boîte à rythme. Une légère pause. Un murmure. Et cette bombe qui repart en riffs angoissés soutenus par un chant pas vraiment hurlé mais rauque et pressant. Existence est une représentation vivace de l’angoisse existentielle, la panique de l’être conscient face à l’immensité de ce qu’il ignorera toujours.
Ces ambiances suffocantes soutenues par des riffs comme des lames de rasoir vont ciseler les oreilles et les tripes de l’auditeur tout au long de l’album, de World Playground Deceit (mon riff préféré) à Vortex en passant par Underneath the Universe pt. 2. Les voix qui expriment superbement ces ambiances et les paroles conceptuelles sont assurées tour à tour par Satyr, le nouveau patron, et par… Aldrahn, chanteur de Dødheimsgard avec sa voix rauque et singulière, sa façon de chanter qui se démarque autant de ses congénères qu’un Attila Csihar.
Quant à cette batterie millimétrée, froide et martiale autant dans les blasts que dans les moments plus lents, elle dégage une présence qui ne peut être que celle d’un batteur en chair et en os. Alors, quel batteur Black Metal est capable d’un rendu aussi précis et technique ? Jan Axel Blomberg évidemment ; Hellhammer, célèbre batteur de Mayhem.
Autant dire que le line-up réunit le gratin de l’époque autour de Snorre qui s’occupe de tout le reste : composition, guitare, basse, claviers. Le côté Indus est prégnant sur l’ensemble de l’album dans les plans, les rythmes, les compositions, mais se fait encore plus clairement sentir sur des passages installant l’ambiance comme Underneath the Universe pt.1 ou Shifting Channels, piste d’Indus sentencieuse ou Aldrahn livre une de ses performances les plus flippantes.
Si Declaration of War part dans tous les sens, si Rebel Extravaganza est plus tubesque de façon assumée, si 666 International assume le fait de tout casser sans regret ni espoir de retour, Thorns est le plus focalisé. Tout simplement parfait, ou à tout le moins, essentiel. L’album a beau être le plus tardif des quatre, une bonne partie en était sûrement déjà écrite et composée depuis longtemps, et comme les line-up le prouvent, s’il n’est pas aussi séminal que les démos, il est l’expression d’un ensemble d’influences partagées dans un temps et un lieu, par une scène d’artistes s’inspirant les uns des autres, tous ayant cependant une dette envers Snorre. À la fois le fruit de son époque et l’un des piliers qui ont crée quelque chose de vraiment nouveau.
Alors, si cet unique album de Thorns est si parfait, si culte, si le Black Metal norvégien doit tant à Snorre… Vous seriez en droit de me demander pourquoi il est resté aussi inconnu. Pourquoi il n’est pas monté sur les podiums comme un Emperor ou un Mayhem ?
Mon interprétation subjective va vers la personnalité même de Snorre, et la position qu’on lui a donné au sein de la scène. Snorre est un personnage excessivement discret, qui fuit la notoriété, et capable de rester plus de vingt ans dans d’autres projets artistiques si cela lui chante. Snorre est selon toute vraisemblance un être curieux et sensible intellectuellement, un introverti loin des comportements de chefs de meute d’un Euronymous ou d’un Satyr.
En d’autres termes, un « faible » : le plus infamant des péchés dans un monde Black Metal ou le virilisme, la force et l’individualisme exacerbé sont érigés au-dessus de toute autre vertu. Un « faible » que l’on peut facilement utiliser à son avantage, qui s’est retrouvé embrigadé dans l’Inner Circle par le gourou Aarseth et son Grand Vizir Vikernes. Sa créativité canalisée pour l’oeuvre d’Euronymous, sa naïveté mise à profit pour son meurtre.
Imaginez être sous la coupe de ce genre de manipulateurs, puis devoir ensuite gérer tout seul et derrière les barreaux le mélange de culpabilité et de traumatismes liés à toute l’affaire. Snorre l’a dit lui-même à plusieurs reprises, si Satyr n’était pas venu le chercher (sans doute en partie pour en tirer profit lui aussi), il n’aurait probablement plus jamais fait de musique.
Voilà l’ultime secret du Black Metal : ses clés artistiques, ses composants fondamentaux, son épine dorsale de radicalité et d’expérimentation musicale, tous personnifiés en cet être discret et sensible, ce nerd influencé par les sciences et la métaphysique. Cette victime qui paiera pour les crimes et les excès de ses bullies.
Je me moque beaucoup du Black Metal pour cela, car ces montagnes d’esbroufe satanico-virilistes ne sont très souvent qu’un écran de fumée complètement ignorants de cette vérité fondatrice. Et je prends le Black Metal au sérieux plus que toute autre courant pour cette même vérité.
Malgré toute la passion que l’on peut y mettre, on peut parfois perdre de vue le rapport profond que l’on entretient avec un objet artistique comme le Black Metal. En écoutant cet album, je me rappelle immédiatement pourquoi le Black Metal me touche droit au coeur. Même si je l’ai longtemps ignoré, Snorre, ses influences, ses créations et son héritage est la raison fondamentale pour laquelle je me suis laissé happer par cette Ecole à nulle autre pareille.
Si cet album de 2001 est la dernière production en date de Thorns (si l’on exclut une performance live anecdotique aux côtés de Satyricon), le groupe n’a jamais vraiment cessé d’être actif. Un second album a été annoncé en 2008 pour une date indéterminée, Aldrahn et Snorre sont parait-il toujours aussi proches et plusieurs musiciens ont rejoint le lineup après 2010. Une lueur d’espoir est donc toujours permise… Autorisons-nous à rêver un peu.