Earth – Full Upon Her Burning Lips

Artiste : Earth

Origine : Seattle, USA

Date de sortie : 2019

Genre : Ambient Metal, Minimalisme, Americana, Stoner

Je ne fume pas.

Enfin, pas vraiment. Je déteste la cigarette, avaler la fumée nous donne le tournis, à moi et à ma frêle constitution. J’aimerais être fumeur pourtant ; j’ai toujours envié cette décontraction, cette désinvolture qu’ont les nicotinistes convaincus et qui leur confère cet air cool sans aucun effort.

Alors je me rabats sur un cigarillo de temps en temps, comme un moyen de me doter d’une forme de prestance. Quelque chose qui sanctionne ma trentaine bien entamée et qui me positionne du « bon » côté de la violence sociale, la violence physique n’ayant de toute façon jamais été à mon avantage.

Bon, il n’y a pas que ça. J’aime la vue et la consistance de la fumée, les volutes à la fois épaisses et légères, la lenteur des formes qui se déploient et s’étendent. Pour bien des raisons, j’ai commencé à contempler ces motifs apaisants avec Full Upon Her Burning Lips dans les oreilles, lors de longues et salutaires séances d’introspection.

Full Upon Her Burning Lips est le dernier album en date de Earth au moment où j’écris ces lignes, et il est celui qui a définitivement scellé mon amour pour ce groupe. Sorti en 2019, l’album voit Dylan Carlson et Adrienne Davies revenir aux fondamentaux : guitares et batterie, point. Et cette volonté de se recentrer sur leur duo de près de vingt ans montre le coeur de leur démarche : le raffinement par petits pas, la volonté de s’affranchir de tout superflu pour proposer une expérience émotionnelle, signifiante bien que sans paroles.

[la batterie] joue un rôle très important en live, mais en studio elle est toujours un peu au second plan, surtout quand on ajoute plein d’instrumentations. […] Avec ce disque je voulais que tout, batterie compris, soit vraiment mis en avant. Nos précédents albums avaient un son très soigné, avec beaucoup de réverb et de polissage de studio. Je voulais que celui-ci ait un son plus direct, plus brut.

Dylan Carlson, en interview pour New Noise Mag

Le son est effectivement plus rugueux, plus 70’s, mais les compositions sont simples et élégantes, et déploient tout le savoir-faire de Adrienne et Dylan. Un savoir-faire patiemment maturé avec les années : celui de maîtres artisans du riff.

Si Primitive and Deadly tendait vers des structures plus carrées, si le diptyque Angels of Darkness, Demons of Light faisait au contraire la part belle à l’improvisation, ce dernier opus opère sur un équilibre différent. La structure est portée par la batterie mise au premier plan, et laisse le champ libre à la guitare pour broder et ajouter des envolées et de la mélodie. Le titre d’ouverture Datura’s Crimson Veil le démontre parfaitement : un riff conducteur simple, la batterie, et des volutes qui s’en échappent et emplissent l’air.

Je pense que la clé est de construire des riffs mémorables. Ça devrait toujours être quelque chose que tu veux entendre encore et encore, et les riffs eux-mêmes doivent avoir une espèce d’arc narratif – de cette manière tu obtiens des mini-arcs qui se superposent en une narration plus globale.

C’est ce que j’essaie de faire constamment. Dès que je trouve un nouveau riff je me pose la question : “est-ce que c’est quelque chose qui vaut le coup d’être répété ?”

Dylan Carlson, en interview pour guitar.com

Lips est un héritier direct des structures jazzy de Bees avec plus de simplicité dans les arrangements, de l’Americana hallucinée de Hex avec plus de douceur, et de la puissance tranquille de Pentastar – il suffit de ressentir dans ses hanches le Groove lascif de The Colour of Poison pour s’en convaincre. L’album est sensuel, apaisant et rassurant. L’arpège lent et ouvert de Descending Belladonna est une porte ouverte vers un refuge mental pour moi.

Tout ce qui fait le sel de la Terre est là, dans ces rythmes épars et imparfaits, dans ces notes en suspension, dans ces riffs parcimonieux qui se déploient devant moi, lentement mouvants, se mêlant à la fumée dans une espèce de synesthésie alternative. Dans ces moments, les sensations prennent le pas, et la fumée que j’expire me reconnecte étrangement avec la réalité physique autour de moi. L’air, les volumes redeviennent palpables, je ressens l’ancrage de mes pieds dans le sol, le mouvement invisible des chauves-souris de ce jardin de confinement familial qui tutoient le haut de mon crâne – que j’ai le mauvais goût de posséder assez loin du sol depuis ma dernière poussée de croissance.

Comme tous les albums de Earth, les thèmes de Lips ne sont pas dévoilés par les titres cryptiques des chansons. Seulement suggérés et ouverts à de multiples interprétations. La narration se fait par le langage sonore et musical.

J’ai trouvé mes interprétations, au gré de mes solitudes et du tabac brûlant sur mes lèvres. La reconnexion au monde physique par la fluidité des riffs et l’épaisseur de la brume. Le rythme de mon corps qui se pose enfin. Les rémanences d’émotions intenses, de ces sensations partagées, il fut un temps. Ce deuil que je ne ferai jamais.

Bien sur la fumée est parfaitement accessoire dans tout cela. Et je ne souhaite vous transmettre, sinon mon incongrue et toute personnelle expérience, que la musique. Car la musique de Earth est un vecteur de sensualité et d’empathie intemporelle. Cet album en particulier, enregistré dans un setup très proche du live, est sans doute leur plus sincère à ce jour.

Alors écoutez Earth, perdez-vous mille fois dans Full Upon Her Burning Lips. Trouvez vos propres interprétations. Faites votre propre expérience.

Et ne fumez pas. Ou seulement si vous voulez avoir l’air cool.