St James’ Infirmary, 1/3 : Malheur et Rêves de Gloire

L’histoire qui est racontée ici est un récit d’infortune.

Une histoire de malheur, d’amour brisé, et d’autodestruction. Si la chanson qui porte ce récit a traversé les âges, c’est qu’au-delà de ses particularités musicales, elle porte en elle le désespoir ordinaire.

Je dis « LA chanson » mais comme tout vieux standard de musique folk américaine, nous avons face à nous une entité plurielle qui a eu plusieurs vies sous plusieurs titres, et a adopté ou s’est vue greffer des formes différentes au gré du temps, des endroits et des interprètes.

St James Infirmary Blues est le nom qui a fini par s’imposer en majorité à partir des années 30, après avoir reçu ses lettres de noblesse grâce à deux grands noms du Jazz. Ces noms, vous les connaissez.

Louis Armstrong (1928)

Le titanesque Satchmo est l’artiste qui a rendu la chanson célèbre en 1928, sur cette composition de Don Redman. Il en livre une interprétation subtile, à fleur de peau, mi-grave et mi-pitre avec sa voix douce et tonitruante à la fois, à la hauteur du grand génie qu’il était.

St James’ Infirmary… Ce titre en soi prête déjà à confusion puisque selon toute vraisemblance, il n’est pas question d’une infirmerie mais bien d’une morgue.

I went down to St. James’ Infirmary
Saw my baby there
Stretched down, on a long white table
So cold, so sweet, so fair

Ce passage, le plus connu, pose un cadre narratif : le protagoniste a perdu sa petite amie plus ou moins récemment et entame le récit de sa peine. Il l’aurait vue de ses yeux, allongée sur une table, et le raconte à des camarades de comptoir. Ce narrateur endeuillé se laisse vraisemblablement aller à son chagrin et à ses vices.

Tout, de la musique aux arrangements, évoque l’image d’Epinal du Jazz lascif des bas-fonds. Le Jazz décadent, titubant dans les ruelles sombres et le long des allées du quartier interlope de Chicago, entre les prostituées et les pancartes de bars peu recommandables.

Et pour cause, un autre titre de cette chanson est Gambler’s Blues, ou les pavaneries d’un joueur obsessionel qui se projette déjà mort et enterré, rongé qu’il est par les démons de l’alcool et du jeu. Mais tant qu’à partir, autant s’en aller avec classe :

When I die, want you to dress me, straight-lace shoes,
Box-back coat and a Stetson hat.
Put a twenty-dollar gold piece on my watch chain,
So the boys’ll know that I died standin’ pat.

Ces deux couplets posent les deux idées directrices qui reviennent dans toutes les variations de la chanson: la perte d’un être cher, et la certitude de bientôt partir de ce monde, en gentleman tant qu’à faire. Voire, en fanfare.

Cab Calloway (1933)

L’autre grand bonhomme qui a fixé le « canon » de St James’ Infirmary Blues est évidemment Cab Calloway. Roi de la vie noctambule du Harlem des années 30, grand excentrique, initiateur du mouvement « Zazou », à la tête d’orchestres Jazz dans lesquels sont passés rien moins que Dizzy Gillespie, Ben Webster ou Chu Berry, influence déterminante dans la naissance du Hip-Hop ; rendre hommage à ce personnage génial n’est pas l’objet de cette monomaniaquerie et demanderait plusieurs articles entiers.

On le résumera donc cruellement, en disant que la postérité le retient essentiellement pour son intensité scénique et pour quelques grands « tubes » essentiels : Minnie the Moocher que l’on peut voir interprétée par le maestro lui-même dans le film Blues Brothers de John Landis (1980), The Jumpin’ Jive, Reefer Man, The Calloway Boogie et bien évidemment St James’ Infirmary.

Son excentricité et son intensité scénique, on peut s’en convaincre aisément en voyant cette performance télévisée ; les intonations fantasques, les mimiques, le cabotinage poussé bien au-delà des limites du gênant… Tout évoque des prémisses du Shock Rock que Screamin’ Jay Hawkins initiera plus de vingt ans plus tard.

Il a marqué son temps en adaptant certains de ces vieux standards du blues pour trois dessins animés de Betty Boop des studios Fleischer : Minnie the Moocher et The Old Man And The Mountain pour les desisns animés du même nom, respectivement sortis en 1932 et 1933, et St James’ Infirmary Blues pour le dessin animé Snow White (1933) dans lequel il prête sa voix à Koko le clown.

Par ces dessins animés qui ont aujourd’hui une place particulière dans la culture populaire « rétro », et par sa jovialité et ses performances extravagantes, Cab Calloway est devenu immortel. Le grand chanteur fantasque, le magnifique boute-en-train.

Et pourtant c’est une autre version de cette chanson par Cab que je préfère, car elle nous fait peut-être plus toucher du doigt l’homme derrière la Star. Une version plus posée, plus grave et plus personnelle, où les fanfaronnades prennent des accents à la fois plus grandiloquents et plus pathétiques.

An’ give me six crap shooting pall bearers
Let a chorus girl sing me a song
Put a red hot jazz band at the top of my head
So we can raise Hallelujah as we go along

Ici on n’est plus dans le souhait de partir habillé en homme respectable. C’est le délire d’un pauvre fou étalant un rêve macabre de grandeur pour esquiver sa triste réalité. Réalité à laquelle il est immédiatement rappelé:

Folks, now that you have heard my story
Say, boy, hand me over another shot of that hooch;
If anyone should ask you
You just tell ’em I’ve got those St. James Infirmary blues

Calloway n’est pas connu pour avoir eu une vie personnelle particulièrement tragique. Mais que ce soit révélateur ou non, dans cette interprétation Cab EST le Gambler. Il est cette chanson, cet être devant l’abîme que plus rien ne retient, ni son amour perdu, ni les apparences de la réussite qu’il a arrachée au monde.