Avant-première : le retour de Stagnant Waters en six questions

Le Black Metal est un espace intéressant. N’en déplaise aux conservateurs bien affirmés qui voudraient le cantonner à quelques éléments canoniques, il est sans doute le sous-genre de Metal le plus bouillonnant d’innovations et d’expérimentations, et ce depuis les pères fondateurs eux-mêmes : enfreignant les règles qu’ils avaient créées, s’aventurant dans des influences inattendues, et au fil des années, s’associant avec des artistes plus jeunes alimentant de leur sang frais de nouvelles formes de chaos.
Stagnant Waters est un bon exemple de ce que peut donner une collaboration intergénérationnelle entre des expérimentateurs du Black Metal. Dix ans après leur titanesque premier album, ils s’apprêtent à déchaîner Rifts : une bête bicéphale marquée par une décennie de conflits, de déceptions, de compromis et de travail acharné. Un monstre qui a dû se battre pour accomplir sa propre naissance ; c’est vous dire le potentiel qu’il renferme.
Je ne suis pas peu fier de vous présenter en exclusivité le premier double single Black Fields / Battle Tactics of General Nonsense sur Le Riff : un roller-coaster multidimensionnel infusé de Black Metal barré à la 666 International, d’Electro-Breakcore, de Jazz, de flûte et de plans d’invasion du royaume du non-sens.

Afin de mieux cerner ce projet, j’ai eu la chance de poser 6 questions à son principal architecte Camille.

Qui est derrière Stagnant Waters ?

STAGNANT WATERS est un trio : Svein-Egil « Zweizz » Hatlevik (ex-DHG/Dødheimsgard, Fleurety, Strid), Aymeric Thomas (Pryapisme), et moi-même ; trois multi-instrumentistes, donc.

Quand et comment le projet a-t-il commencé ?

Début 2007 : vraiment impulsé comme un projet plus industriel / intense comparé à ce que je faisais dans Dreams of the Drowned et Smohalla, et principalement inspiré par mes obsessions pour Dødheimsgard et Atom /Phantomsmasher. C’était un peu mon terrain de jeu pour canaliser des experimentations electro-bizarres / intenses, mélangées à du metal extrême.

D’abord nommé Stagnant Water, puis la lettre “S” a été rajoutée quand Aymeric nous a rejoint en 2008. Puis on a intégré Joey Hopkins au chant (Blackdrone INC, Joey Hopkins Midget Factory), un Américain bien foufou, malheureusement décédé de manière complètement inattendue début 2009. Zweizz était un ami proche de Joey, et a pris sa place pour honorer sa mémoire.

Stagnant Waters en 2018. (c) Plimptphlymst Studio
De gauche à droite : Cam (Dreams of the Drowned, Void), Aymeric (Pryapisme), Zweizz (Fleurety, Strid, ex-DHG)

Pourquoi le nom « Stagnant Waters » ?

Pour trois raisons : la plupart de mes idées me venaient en me baignant (de pair avec mon obsession esthétique / thématique pour l’eau), j’étais fan de Dälek, et en obsession sur les esthétiques Lovecratiennes. La partie « Stagnant » est devenue une sorte de prophétie autoréalisatrice – une malédiction, et rétrospectivement j’aurais probablement dû appeler ce projet « Spontaneous Combustion » haha.

« Stagnant Waters » de Dälek, de l’album « Abandoned Language » (2007)

Vous avez tous les trois vos projets musicaux principaux ainsi que plusieurs autres collaborations dans divers groupes. Quelle place occupe Stagnant Waters dans vos univers respectifs ? Qu’est-ce que vous avez cherché à exprimer avec ce projet ?

En ce qui me concerne, c’est un moyen d’explorer une gamme d’émotions et d’intentions qui ne collent pas dans mon projet principal Dreams of the Drowned. Ici on est dans de l’absurdisme Lynchien, du Dadaïsme esthético-créatif, des rythmiques vraiment plus extrêmes, de la synthèse plus bizarre, des productions et processus un peu patchwork (à la « 666 International »), et enfin une façon d’exprimer mon amour inconditionnel de Coil et Dødheimsgard.

Stagnant Waters est l’unes des composantes essentielles (et inévitables) de mon ecosystème mental et artistique, où différents aspects de ma personnalité s’expriment de façon complémentaire à travers plusieurs entités, comme Veule. Je joue également dans DMH/Doedsmaghird et Void (UK), des collaborations très différentes de SW mais qui canalisent certaines esthétiques pas trop éloignées.

Pour Zweizz et Aymeric, j’imagine que SW leur permet d’experimenter des choses très différentes de ce qu’ils font dans leurs projets respectifs (pour Zweizz, sans doute d’une façon proche de ce qu’il avait pu ressentir au sein de Dødheimsgard).

Cela fait dix ans depuis le premier album. Pourquoi maintenant ?

En fait, onze ans. Fondamentalement, le premier album était terminé musicalement en 2008, puis les voix ont été enregistrées début 2010 ; et ça n’est sorti que fin 2012… Comme quoi, même le premier avait pris du temps.

On a commencé à bosser sur le second (avec « Black Fields » et « Battle Tactics of General Nonsense » d’ailleurs) fin 2012 également, avec beaucoup plus d’apports de Zweizz (ukulélé, synthés, flûtes, batterie…), mais aussi de Kim Sølve, qui a posé les bases électroniques de deux titres.

Puis Aymeric s’est retrouvé super occupé avec Pryapisme qui explosait (de façon méritée), et moi à préserver ma santé mentale que je voyais se détériorer de façon radicale pour diverses raisons.

Petit à petit, j’ai recommencé à pouvoir réenregistrer de la musique de façon moins chaotique / autodestructice, et on s’est remis à s’échanger des idées, mais de façon beaucoup moins fluide que pour le premier album, très conflictuelle en vérité ; et beaucoup de mes morceaux se sont heurtés à du rejet, ainsi que mes projets de l’époque pour SW, genre sortir des EPs ou jouer en live. Voir ce projet devenir pénible et m’échapper a été très dur à digérer : un fossé (Rift) a commencé à se dessiner entre nous.. Mais on a pas abandonné pour autant.

En 2018, on a enfin réussi à avoir suffisamment de matière, réalisée à travers un consensus fragile, et Zweizz est revenu à Clermont-Ferrand pour enregistrer ses voix. Après cette session, il n’y avait plus qu’à réenregistrer la batterie sur acoustique, car on avait composé avec batteries électro. On se disait que la fin de l’enregistrement était ultra proche. Cependant…..

Aymeric a enregistré ces drums sans trop communiquer ou envoyer de previews, en autarcie complète, et quand j’ai entendu le résultat tout fini, en bloc, en septembre 2019, tout semblait radicalement différent comparé au consensus : atmosphères et intensités vraiment altérées, un autre album en fait. Vous pourrez entendre la différence par vous-mêmes : le potard de BM est passé de 6.66 à 1, ce qui a été une grosse différence entre Aymeric et moi pendant tout ce temps.

Le fossé était achevé et aurait pu nous être fatal.

Après pas mal de conflit à ce sujet, on a trouvé la meilleure option de survie : faire deux albums ; l’un (proche du consensus) fini par moi, et l’autre chapeauté par Aymeric et sa vision.

Ça m’a pris un an et demi, car j’ai déménagé 4 fois pendant cette période (les années les plus chaotiques de ma vie, incluant un changement de vie drastique vers l’Irlande en plein milieu de la pandémie). J’ai refait toutes les batteries et tous les synths, et mixé ce bazar complet, un gros morceau. J’ai aussi invité Nico Senac (Pryapisme) et Laura Weston (Void) à contribuer.

Que peut-on attendre de l’album alors ? Quelles sont les prochaines étapes ?

Au final on a deux versions radicalement différentes, que Neuropa (notre label) nous a proposé de sortir en bundle « double-album » proposant dans le même packaging ma version (sur vinyl) et celle d’Aymeric (sur le CD). Un contraste réellement intéressant qui donne, avec un peu de recul, probablement la meilleure version possible de « Rifts ». Chaque morceau est illustré dans deux versions, au sein de deux déroulements uniques, et avec une myriade de détails à explorer dans les deux cas.

L’artwork (par Trine og Kim) n’est toujours pas fini, donc le pressage est encore en pause et on a toujours pas de date finale ; mais ces singles préparent d’ores et déjà la sortie.

Pour le double-single : Battle Tactics of General Nonsense est la version d’Aymeric et Black Fields la mienne, ce qui est en un sens une dichotomie très proche de la formule du premier album ; d’abord parce que c’est les premiers morceaux qu’on a composé à l’époque, mais aussi parce que ce disque alternait aussi entre mes compos et celles d’Aymeric, ce qui reproduit le même genre de différence qu’entre (par exemple) Algae et Axolotl. Ce double-single est vraiment la meilleure façon d’introduire Rifts, faisant le lien avec notre passé et étant quasiment aussi long qu’un EP, et j’espère que ce chaos kaléidoscopique sera appréciable. Ces deux morceaux ont onze ans mais sonnent encore actuels et intéressants à mon goût.

Et on sortira un autre double-single quand on aura la date de sortie avec certitude.

Cet album est le fruit de dépressions et d’éloignements — d’isolations, en fait — mais est aussi une célébration unique de créativités et d’individualités sans compromis. Des contrastes très poignants. J’espère qu’il inspirera diverses choses à divers êtres et / ou non-êtres. Et j’espère qu’il laissera la place à de nouvelles anciennes compos qui ne prendront pas 11 ans à être finalisées. Je ne pensais pas que je vivrais suffisamment longtemps pour voir cet album enfin s’échapper de nos mains maudites. Et pourtant nous voilà, tous cassés et vieux, accouchant enfin. On a encore du jus cependant. De mon côté, j’ai des années de morceaux accumulés car « l’album de SW devait être fini avant de pouvoir s’y attaquer ». Je vais les finir. Le futur pue la merde mais sera aussi vraiment intéressant et cool. Enfin probablement ? Personne ne sait haha. Je crois que je savais pas en tous cas, mais Roog sait et veille sur nous.


Le premier single “Black Fields // Battle Tactis of General Nonsense” sera disponible le 1er mai sur Bandcamp. L’album Rifts sera disponible cette année sous forme de CD et Vinyle chez Neuropa Records.