Artiste : Black Sabbath
Origine : UK
Date de sortie : 1971
Genre : Heavy Rock / Heavy Metal
Et on commence 2021 avec un monument parmi les classiques du Metal, un monument qui fêtera justement ses 50 ans cette année. Beaucoup pourraient arguer que tout a déjà été dit sur les vieux Sabbath et qu’il n’y a rien que je puisse écrire qui apporterait quoi que ce soit de nouveau sur le sujet. Et ils auraient raison. Mais ne boudons pas notre plaisir, et pour les moins de vingt ans qui ne peuvent pas connaître le grand Sab’, j’espère que cela présentera un petit intérêt.
Nous sommes en 1971 et l’ouragan est déjà en marche. Led Zeppelin et Deep Purple remplissent des stades entiers et le « Heavy Rock » déborde joyeusement des commissures de l’underground pour gagner chaque jour en popularité. Tony Iommi, Geezer Butler, Bill Ward et Ozzy Osbourne, quatre post-hippies mal dégrossis d’à peine la vingtaine, sont des stars internationales du Rock après deux albums qui, même s’ils ne le mesurent pas encore entièrement alors, auront l’effet d’un tsunami sur l’ensemble de la pop culture pour les décennies à venir.
Les deux premiers opus, Black Sabbath et Paranoid, ont accompli le tour de force de gagner un succès commercial interplanétaire sans vraiment bénéficier de moyens marketing « classiques », avec une quasi-totalité de la presse qui les ignore superbement et le peu qui reste qui leur crache dessus. Le phénomène Black Sabbath s’est répandu comme une trainée de poudre par le bouche-à-oreille, les concerts et la pure réputation. L’Underground qui dépasse sa nature propre, par son simple mécanisme.
Après un enchaînement de tournées triomphales, il est désormais temps pour les quatre gamins de retourner en studio et de préparer un troisième album. La donne a changé ; ils ne sont plus quatre branleurs de Birmingham car ils ont déjà goûté aux nectars de la célébrité, mais ils n’y sont pas encore assez loin pour être ravagés par les excès – ça viendra. Ils ont désormais avec eux la confiance inébranlable en leur talent qu’offre le succès.
Mais surtout, si les deux premiers albums ont été largement composés et arrangés sur la base des heures de matériel de Jam Sessions de leurs débuts à faire la tournée des clubs, ce n’est plus le cas. Ils doivent composer du matériel original de zéro cette fois.
Enfin, par « ils », comprendre Tony Iommi, le guitariste et taulier incontesté à bord. Le Grand Maître du Riff. C’est Tony qui compose en premier lieu, Tony qui forge l’identité musicale. C’est vers Tony que les trois autres se tournent en demandant « alors, tu veux qu’on joue quoi maintenant » ? Plus jeune, le petit Tony avait une pression de dingue de tenir le groupe sur ses épaules. Plus tard, il tombera dans l’excès de mégalomanie cocaïnée et s’embourbera dans des mauvais choix artistiques qui relègueront Black Sabbath aux étagères poussiéreuses des groupes qui « étaient cool avant ». Mais pas tout de suite ; à cet instant, c’est le sweet spot. Il a confiance en son don pour créer des riffs abrasifs, composer des changements de rythme hérités de ses influences Jazz et qui défient les codes du Rock de l’époque, il n’a pas de comptes à rendre ni à la presse ni aux labels, et surtout il peut compter sur l’alchimie complète avec les trois autres membres du groupe. Tony prépare les compos, ils entrent en studio, ils jamment, la vibe prend et tout se passe naturellement, les riffs sonnent et la musique est bonne.
C’est pour cela que Master of Reality est un grand classique qui vient complémenter son illustre prédécesseur pour fixer le patron, le template du Heavy Rock et de ce qui sera plus tard appelé le Heavy Metal, pour les années qui viennent. Il consolide la formule géniale de Paranoid, tout en s’en démarquant sur plusieurs points.
Par le son, déjà ; des mois de tournées intensives ont ravagé les doigts de Tony Iommi, déjà abîmés par un accident du travail en scierie. Alors il va encore accorder sa guitare plus bas pour soulager la douleur, amenant Geezer Butler à downtuner sa basse également pour le suivre. La production est quasiment sans aucun reverb, laissant des riffs rentre-dedans et secs comme de vieux os sortis de terre et balancés à la tronche. L’énergie qui s’en dégage est aussi différente ; les passages groovy sont plus entrainants encore que sur Paranoid, et la voix de Ozzy est devenue encore plus maboule. Il a toujours son fameux ton monocorde et sentencieux, mais écoutez les premiers mots de Sweet Leaf et l’énergie de dément qu’il met dedans. Perso ça me donne envie de monter sur la table la plus proche et de brailler les paroles. Ou encore le refrain de Lord of This World où il pousse sa voix un cran plus haut et plus fort.
Pas la peine de détailler tous les plans et compos de génie de cet album, vous les connaissez sans doute déjà ; toutes les chansons sont des tubes avec des riffs tranchants, des sauts de rythme, du groove (Sweet Leaf, Lord of This World), du catchy (After Forever), du sale (l’ouverture de Into The Void bordel), des refrains d’anthologie comme l’inoubliable Children of The Grave, et des morceaux plus mystiques, posés et acoustiques comme le magnifique Solitude, le bon vieux trick de Tony pour faire apparaitre les morceaux « lourds » encore plus percutants. Ce qui est génial c’est que chacun de ces tubes pourrait être une chanson rock sympa mais oubliable sans l’alchimie parfaite entre les riffs de Tony, la voix extra-terrestre d’Ozzy, et les subtilités jazzy de la section rythmique à la fois échevelée et précise de Geezer et de Bill Ward.
Evidemment, à sa sortie tous les visionnaires plumigères de la presse spécialisée ont étrillé l’album comme une espèce de brûlot monocorde, vulgaire et primitif; si Led Zep étaient eux aussi vus comme des « brutes », ils avaient l’alibi du groupe un peu « cultivé » pour eux que Sabbath n’avait pas. Pourtant la réponse du public a été toute autre : top 5 d’entrée de jeu au Royaume-Uni et top 8 aux US, Master of Reality est l’un des plus gros succès commerciaux de Black Sabbath.
Mais plus important encore, cet album a assuré une crédibilité et une postérité unique aux Sab. Le son, cru et abrasif, a été déterminant pour la création du son Grunge. Les paroles et le traitement des thèmes de l’album expriment très clairement leurs racines de la classe ouvrière qui en chie. Quand ils chantent la weed, c’est pas pour parler de jolies fleurs multicolores et se palucher sur l’amour libre défoncé. C’est pour la dépeindre comme ce qu’elle est: un écran fumeux pour échapper pour un temps à une vie de merde. C’est sans doute la raison pour laquelle Black Sabbath seront les seuls à garder une légitimité aux yeux du mouvement punk qui ravagera tout sur son passage à peine 5 ans plus tard, fusillant dans l’arrière-cour tous les autres contemporains des Sab, ces hippies gâteux et mous. Les Sab, eux, ils emmerdaient leur monde, ils étaient déjà les bêtes noires et ils avaient compris qu’y a pas de futur.
N’importe quel(le) métalleux(se) se sentira chez soi dès les premières notes, parce que Master of Reality a imprimé pour toutes les générations futures, encore plus que ses prédecesseurs, ce feeling universel qui te donne envie de communier avec le riff ; le headbang. Son héritage musical et culturel est rien moins que la musique Rock d’aujourd’hui.
J’avais écrit sur Demons & Wizards de Uriah Heep il y a quelques temps, disant qu’il était de ces albums qui font partie de toi peu importe quand tu les découvre. Master of Reality est sur une autre échelle ; c’est un album qui fait partie de nous tous, qu’on l’ait écouté ou pas.