Isolation

JE ME BATS ENTRE CE QUE JE SAIS INTIMEMENT  TRES JUSTE ET UNE VÉRACITÉ DÉFORMÉE PAR LE REGARD DES AUTRES, QUI N’ONT PAS DE CŒUR ET NE VOIENT PAS LA DIFFÉRENCE DE TOUTE FAÇON, LES ESPRITS SONT MORTS ET TOUS LES SENTIMENTS SONT INUTILES. JE REMERCIE LE CIEL D’AVOIR MA SOLITUDE (COMME TU PEUX T’EN RENDRE COMPTE) ET DE L’AVOIR TOUJOURS EUE, DEPUIS QUE JE SUIS ENFANT. JE PEUX AU MOINS VIVRE EN PARTIE DANS MES PROPRES PENSÉES ET MES CHEMINEMENTS.

Ian Curtis, dans une lettre à Annik Honoré. 1980

On dit souvent que c’est son épilepsie, ou son triangle amoureux, ou les deux qui ont mené Ian Curtis à commettre l’irréparable. C’est un peu simplifié.

Vous êtes de retour sur #JeuDivision. Bon courage.

Si j’ai mis si longtemps à écrire cette chronique, c’est parce que cette chanson me terrifie autant qu’elle me fascine. C’est encore ici l’un des grands tubes de Joy Division et l’un des manifestes de la cold wave basée sur un riff de clavier. Ce petit air naïf et presque guilleret. Toujours avec le son de batterie régulier et perçant de la prod de Martin Hannett, appuyé par une ligne de basse constante, unidimensionnelle.

Et sur ces instrumentations froides, robotiques, sans l’empathie que procurerait un riff de guitare avec nombre d’harmoniques et d’imperfections, la voix de Ian se met à résonner de très très loin, noyée dans l’écho.

In fear every day, every evening

He calls her aloud from above

Carefully watched for a reason

Painstaking devotion and love

Cet effet d’écho n’est pas dosé de cette façon par hasard, mais il ne parlera qu’à une partie du public. La partie malchanceuse. La partie qui comme Ian Curtis connaît ou a connu cet étrange refuge.

Surrendered to self preservation

From others who care for themselves

A blindness that touches perfection

But hurts just like anything else

Isolation, isolation, isolation

L’isolement intérieur. Cette sensation de sombrer au plus profond de soi-même, de détacher son âme de son corps pour échapper aux contingences, au monde et surtout aux autres. Se cacher, ramper dans son trou, loin de leurs regards, de leur jugement et de leur égoïsme.

L’impression d’être en chute libre à l’intérieur de soi, indéfiniment, quand on ferme les yeux. C’est ce que cet écho lointain dans la voix m’évoque.

Mother I tried please believe me

I’m doing the best that I can

I’m ashamed of the things I’ve been put through

I’m ashamed of the person I am

Isolation, isolation, isolation

Le plus destructeur pour une rock star, ce n’est pas tellement le succès qui monte à la tête. C’est le syndrôme de l’imposteur. Pour quelqu’un qui a un potentiel dépressif, s’entendre dire qu’on est génial d’une part et qu’on est une déception d’autre part, ça peut faire ressortir les pires choses du fond de son esprit. La peur profonde de décevoir les autres, décevoir ceux auxquels on tient, décevoir son public, décevoir le monde entier. Il suffit alors d’un accident de parcours pour sombrer dans une spirale d’auto-dépréciation dont on imagine ne pouvoir sortir temporairement qu’en se cachant. En s’isolant.

Le 8 avril 1980, le lendemain d’une tentative de suicide médicamenteuse, Ian a tenté de jouer un concert au Derby Hall de Bury. Une violente crise d’épilepsie l’en a empêché et Alan Hempsall, de A Certain Ratio, l’a remplacé au micro. Enfin il a essayé parce que le public, furieux de ne pas voir chanter Ian Curtis, a commencé à balancer des bouteilles et ça s’est fini en baston générale entre le groupe, les managers du groupe et le public. Plusieurs membres de l’équipe ont été blessés.

Ian a pris toute la faute de ce désastre pour lui, intérieurement. Personne ne s’en est rendu compte mais il s’est tout reproché.

Imaginez-vous à sa place, sachant que la toute première tournée américaine du groupe était planifiée. Tellement de gens à décevoir outre-Atlantique, tellement de regards accusateurs, tellement de ressentiment à venir.

But if you could just see the beauty

These things I could never describe

These pleasures a wayward distraction

This is my one lucky prize

Ce repli agit presque comme une addiction. Ce sont des moments volés, loin des responsabilités et de la honte accablante. On finit par le rechercher inconsciemment, non pas par complaisance, mais plus ou moins par besoin.

Isolation, isolation, isolation

Cet écho et ces arrangements impriment bien cette sensation à la fois attirante et sans issue, cette impression d’implosion, de chute intérieure. Cet instant de soulagement qui est d’autant plus cruel qu’on le sait illusoire. On sait que ce sera pareil quand on rouvrira les yeux.

Isolation, isolation

Le tout dernier son de la chanson est extrêmement signifiant. Cet effet numérique qui « retourne » le son de batterie pour une fraction de seconde, pour produire un snap censé faire revenir l’auditeur dans le monde réel, sortir de l’Isolation. Rouvrir les yeux et se réveiller.

Ian avait fini par trouver la solution pour ne plus sortir de cet isolement. La plus simple.