St James’ Infirmary, 2/3 : Orgueil et Débauchés

De vous à moi… Vous avez pas l’impression qu’un truc cloche dans ce récit ?

L’ Abandon

Un type a priori ivre, qui étale ses pensées morbides dans un mélange de folie des grandeurs et d’orgueil mal placé, qui parle de sa petite amie qui serait « morte ». Il l’a vue de ses yeux, que j’vous dis. Ou alors il va bientôt la voir, pour sûr.

Les Doors ont plusieurs fois livré leur version de St James’ Infirmary en live comme ici, servant de transition entre Baby Please Don’t Go et Love Me Two Times. Deux chansons parlant de rupture amoureuse…

Car certaines versions le racontent au passé (« I went down to St James’ Infirmary… ») et d’autres évoquent plutôt un futur proche (« Folks I’m going’ down to St James’ Infirmary…« ). Pas super clair, tout ça.

C’est bien sûr dû à la nature populaire de ce récit, et donc au fait que son degré de lecture dépend de chaque interprète; mais cela dénote du coup que l’idée sous-jacente est ambigüe. Libre à différentes interprétations.

Après-tout, peut-on entièrement se fier aux paroles d’un pilier de comptoir ?

Une version de Dave Van Ronk de 1959 que j’aime tout particulièrement

Un autre angle de vue souvent donné est que ladite petite amie est bien vivante…. Mais partie. Et nous assisterions alors à la complainte lamentable d’un homme abandonné, un misérable cocu, dont l’alcoolisme et le penchant pour le jeu pourraient être la conséquence comme la cause de cette rupture.

Cette interprétation s’appuie sur la variabilité dans la position du cadre narratif (J’étais / je vais à l’infirmerie St James), et sur cette phrase en particulier :

She can search this whole wide world over
She’ll never find another sweet man like me

C’est plus quelque chose qu’on adresse à quelqu’un qui nous a quitté pour d’autres que pour l’Au-Delà… « Vas-y, fais ce que tu veux mais tu verras, tu me regretteras, tu trouveras pas mieux que moi… »

Bien évidemment avec un tel objet folklorique et musical, les interprétations sont contextuelles et il n’y en a pas une plus valable qu’une autre dans l’absolu. Mais j’aime bien celle-ci car elle donne plus de crédibilité à l’image de l’idiot pathétique, qui se laisse glisser au fond du caniveau tout en essayant piteusement de maquiller son ego blessé.

Le Soldat Malchanceux

Cette idée d’une jeune femme aux moeurs supposément légères qui aurait quitté le Gambler, n’est pas anodine car elle pourrait être une trace ancienne du thème de la débauche et de ses conséquences, qui relie le St James’ Infirmary que l’on connaît à la chanson qui en serait l’origine et qui remonte au XIXe siècle.

Cette chanson, intitulée The Unfortunate Rake, The Unfortunate Lad ou bien The Lad Cut Down In His Prime, raconte l’histoire d’un jeune soldat qui, ayant dépensé sa solde en prostituées, meurt d’une maladie vénérienne.

Une version hypnotique et étrange avec des arrangements au Ukulele, mélodica et piano pour enfant.

Si les points de vue sont différents, la structure du récit est essentiellement la même : un narrateur raconte être allé à l’Hôpital St James, où il aurait vu non pas une petite amie mais un jeune soldat, un camarade qui, lui, est bel et bien mort sous ses yeux.

As I was a walking down by the « Lock »
As I was walking one morning of late
Who did I spy but my own dear comrade
Wrapp’d in flannel, so hard is his fate

Le « Lock » auquel il est fait référence est un surnom pour un Hôpital St James dans le quartier de Covent Garden à Londres, qui aurait servi entre les XVIIIe et XIXe siècles à l’accueil des lépreux et des malades souffrant de MST. Dans certaines versions le premier vers mentionne explicitement le St James’ Hospital.

Il y est question d’une jeune femme, aux moeurs supposément légères car elle serait la cause de la maladie qui ronge le corps de ce jeune gaillard :

Had she but told me when she disordered me
Had she but told me of it at the time
I might have got salt and pills of white Mercury
But now I’m cut down in the height of my prime

I boldly stepped up to him and kindly did ask him
Why he was wrapp’d in flannel so white?
My body is injured and sadly disordered
All by a young woman, my own heart’s delight

My father oft told me, and of times chided me
And said my wicked ways would never do
But I never minded him, nor ever heeded him
I always kept up in my wicked ways

Il y est aussi question de dernières volontés, mais c’est le soldat mourant qui les exprime :

Get six jolly fellows to carry my coffin
And six pretty maidens to bear up my pall
And give to each of them bunches of roses
That they may not smell me as they go along

Over my coffin put handsful of lavender
Handsful of lavender on every side
Bunches of roses all over my coffin
Saying there goes a young man cut down in his prime

Le lien entre The Unfortunate Rake et St James’ Infirmary a été établi pour la première fois par Albert Lancaster « Bert » Lloyd, un chanteur et collectionneur de chansons, le « Alan Lomax anglais ». Grâce à lui, le lien parait évident aujourd’hui. Il y a beaucoup de similitudes dans la structure narrative, les paroles et les thèmes de The Unfortunate Rake et ceux de St James’ Infirmary. Beaucoup trop pour que ce soit un simple hasard. C’est bien la continuité d’une chanson populaire, un récit de débauche, de déceptions, une marche funèbre contée avec plus ou moins d’écrans narratifs.

Une superbe interprétation moderne de The Unfortunate Rake peut être entendue dans La Ballade de Buster Scruggs des frères Cohen, à qui on ne la fait pas en termes d’histoire de la musique folk du nouveau continent.

Simple et superbe interprétation par Brian Gleeson.