St James’ Infirmary, 3/3 : Hier… Et Aujourd’hui

Si l’histoire de toute chanson folk se perd facilement dans des origines non documentées et immémorielles, la paternité officielle de St James’ Infirmary est attribuée par copyright en 1929 à Joe Primrose – un surnom du compositeur Irving Mills. Pour être honnête je n’ai pas trouvé d’enregistrement direct par ledit Joe Primrose, mais s’il en existe, contactez-moi.

Whitney Kaufman’s Original Pennsylvanian Serenaders

Le plus vieil enregistrement qui peut se rapporter à St James’ Infirmary date de 1924 et s’intitule « Charleston Cabin » ; si ce n’est pas la ballade narrative que l’on connaît – pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas de paroles – la mélodie d’ouverture rappelle furieusement quelque chose.

De ces éléments de composition et de cet ancien récit populaire, nous connaissons aujourd’hui un nombre impressionnant et toujours grandissant de variations autour d’un certain « canon » apporté au grand public par Satchmo et le Hi De Ho Man. Voici ma courte sélection personnelle.

The White Stripes

Impossible de faire l’impasse sur cette décadente interprétation par l’un des plus grands groupes de Rock de tous les temps.

On notera la subtile référence à Koko le clown dans l’intro.

Hugh Laurie

Franchement, j’ai hésité à l’inclure. Ces histoires d’acteurs qui tentent une carrière musicale, en général ça se termine mal – looking at you, Steven Seagal.

Mais j’ai regardé quand même.

Eh bah je suis scotché. C’est très Jazz bourgeois et intello New-Yorkais, certes. Mais c’est beau. Et c’est qu’il a une voix le monsieur.

Pour sûr, c’est pas Mickey Mouse.

Trombone Shorty

L’enfant terrible du Jazz, le gars de la Street de la Nouvelle-Orléans, envoie du bois dans une version qui mélange l’originale avec… Minnie The Moocher, l’autre tube intersidéral de Cab Calloway. Ce qui soulève deux questions :

1 – Pourquoi Trombone Shorty joue de la trompette et pas du trombone sur cette version ? Y’a entourloupe
2 – Comment il fait pour respirer en tapant un solo de trompette de littéralement 2 minutes ?

Ces questions demeureront sans réponse. Par contre tu feras gaffe, y’a ta mâchoire qu’est tombée.

Mention spéciale à Gérard, le batteur.

Mark Lanegan & Brian Reitzell

Si vous suivez la superbe série American Gods adaptée du best-seller de Neil Gaiman, vous êtes tombé sur cette version.

Attention, à l’écoute de la voix suave de Mark Lanegan, il est possible que vous ressentiez les symptômes suivants : bouffées de chaleur, sueurs incontrôlées, pics de libido soudains, palpitations. C’est tout à fait normal. Si vous en avez la possibilité, le plus simple pour gérer ces effets secondaires sera de vous adonner à des activités libidineuses en compagnie des partenaires consentants les plus proches.

Jessica93

Non, vous ne rêvez pas. Jessica93, l’un de nos fleurons français du Noise Rock / Post-Punk, a mis les confinements à profit pour envoyer une réinterprétation superbement planante :

Bridge City Sinners

Je dois vous faire une confidence : c’est tombant sur cette version Folk Punk qui déchaînerait tous les démons et esprits frappeurs de la Nouvelle-Orléans, que je me suis décidé à écrire cette Monomaniaquerie.

Sans doute la version la plus enjouée de ce vieux standard, fidèle à leur mission les Bridge City Sinners dépoussièrent la Folk de grand-papa avec l’énergie du punk, et c’est génial.

Rag’n’Bone Man

J’ai gardé ma version préférée pour la fin. Rory Graham a.k.a. Rag’n’Bone Man est désormais un nom connu et respecté, et il est selon moi le meilleur Bluesman contemporain. Avant sa célébrité méritée, Rag’n’Bone Man a marqué le jeune adulte que j’étais en 2012 avec son premier album Bluestown, qui se conclut sur cette touchante interprétation, sobrement intitulée St James et qui fut le début de mon obsession.

Rory reprend la version actuelle la plus structurée du récit, où le narrateur n’est pas le Gambler lui-même, mais un anonyme, racontant qu’allant au bar du Vieux Joe, il aurait entendu le Gambler, un certain McKennedy, lui faire ce récit halluciné.

I went down to old Joe’s barroom, on the corner down the stairs
Drinks were served as usual, and the usual crowd was there
On my left stood Big Joe McKennedy, his eyes were bloodshot red
And he turned to face the crowd around him, these were the very words he said

I was down to St. James infirmary, I saw my baby laying there
[…]

Cette version du récit remonte à assez loin mais elle est parfaitement comprise et appropriée par Rag’n’Bone Man. Elle met en abîme la tradition de transmission orale des vieilles chansons folk – ce n’est plus le récit d’un gars, mais le récit d’un gars qui a entendu un gars, qui se passe de proche en proche. L’intensité avec laquelle Graham rapporte le récit de « McKennedy » floute les repères narratifs ; est-ce qu’on assiste toujours au récit indirect d’un témoin neutre ? Est-on bel et bien en face du Gambler lui-même à nouveau ? Le Gambler n’est-il pas devenu une figure universelle, n’est-il pas simplement une part de nous désormais ? Une projection de nos peurs d’abandon, de notre désespoir face à la mort ?

Rag’n’Bone man livre une leçon de Blues en une chanson. Une histoire transmise, un patrimoine humain et immatériel qui traverse les époques, un récit universel qui touche à nos angoisses et nos malheurs ordinaires. Une mélodie simple et mélancolique, reconnaissable entre mille et permettant l’expression de la plus profonde humanité de son interprète.

Un vieux récit qui a traversé l’Atlantique, les siècles et les peuples pour devenir l’une des plus grandes chansons populaires de tous les temps.