Il est amusant d’observer comment la musique “extrême” finit par devenir banale avec le temps. Ce qui a été pour un temps considéré comme la chose la plus brutale, la plus choquante ou inécoutable qui soit, est tôt ou tard qualifié de “ringard”, “dépassé”, ou pour les plus chanceux, “un classique”. C’est peut-être la capacité naturelle du capitalisme à absorber toute nouvelle tendance rebelle ou déviante ; c’est peut-être plus simplement notre aptitude à s’accoutumer à toute nouvelle incrémentation de bizarrerie. Soit cela finit par passer dans le mainstream, soit on forme une nouvelle sous-culture basée dessus.
A cet égard, le Black Metal est un peu entre les deux. Si le genre garde encore une certaine barrière d’entrée et quelques zones encore non cartographiées, il a néanmoins sa place à part entière comme objet culturel dans l’inconscient collectif des métalleux comme du grand public. Avec un peu de patience et le bon contexte, n’importe qui pourrait parvenir à apprécier Venom, Darkthrone ou Dødheimsgård. Mais combien seraient encore choqués de l’intensité ou des étrangetés de leur son, en 2022? Allons allons, on a entendu bien pire depuis.
Et pourtant, j’ai récemment pu apprécier un nouvel exemple de ce que peut donner le Black Metal, quand il est interprété de façon créative. Comment il peut encore sembler étrange, difficile d’écoute même, tout en apportant ce fond, ces émotions si caractéristiques.
Seven Candles for an Empty Altar est le dixième album du discret génie Book of Sand. Et c’est un album étrange.
Étrange de par ses choix d’instrumentations et d’arrangements, déjà. Non pas que les instruments eux-mêmes soient si exotiques : guitares, batterie, claviers, saxo, violons et juste un peu de percussions de Gamelan. Mais l’utilisation qui en est faite est au mépris total de toute considération de la hiérarchie, de la “juste place” de chaque composante. Certes, les guitares sonnent avec puissance lorsqu’elles ont le devant de la scène comme dans les superbes riffs de Soft Sun on Silent Water, mais elles sont loin de tenir le rôle principal dans ce qui se trame ici. Les synthés sont utilisés tantôt comme des générateurs de bruit pour dominer l’atmosphère de leur brume, tantôt pour carrément porter des monstrueux riffs saturés en lieu et place des guitares. Quant à la batterie, n’en parlons pas ; elle a plus de plans jazzy que de blast beats, des sections entières dominées par des essaims de timbales frémissantes, et même une chanson entière (la 6e) dominée par des claps de mains. Hérétique, qu’on vous dit.
Étrange parce que la voix ne sonne pas comme elle le devrait. Et pourtant, ça marche. DCRF (l’artiste derrière Book of Sand, ndlr) produit des hurlements essoufflés, plaintifs, comme ceux d’une créature famélique recroquevillée sur elle-même, dans ses vaines tentatives d’échapper à un tourment qu’elle a elle-même provoqué. Des cris qui devraient paraître faibles, indignes par rapport au bon vieux standard de cri Black Metal. Et pourtant, ces cris qui vont droit aux tripes sont bien plus perçants et glaçants que n’importe quel autre. Et parfaitement adaptés aux tons, à l’atmosphère et aux propos de l’album.
Étrange dans sa narration musicale ; les structures de chansons se basent souvent sur des contrastes vertigineux. Des passages “calmes” alternent avec des riffs monumentaux sans prévenir, comme sur les épiques Kyrie, Without the Limits of Power, ou The Realization of Unclear Dreams. Je mets bien des guillements à “calme” car il s’agit en fait de passages pleins de tension étrange, soutenue au piano ou au saxophone, et dont les errements libres et les variations soudaines ne sont pas sans rappeler les sycophantes de la cour du Roi Pourpre.
A ce propos, soyez prévenus : la toute première piste, Speak in the Tongues of the Dead, est probablement la plus difficile d’accès de toutes. Une introduction au piano jouée de façon volontairement naïve, presque enfantine, se fait submerger en quelques fractions de secondes par une déferlante de plasma microtonal au synthé qui fera probablement fuir définitivement une bonne partie de l’audience Black Metal. Et si c’est le cas, pas grave. La chanson parle des atrocités des crimes coloniaux (d’après DCRF), on ne peut pas s’attendre àce que ça passe tout seul.
Étrange parce que malgré tous ces éléments, Seven Candles reste un pur objet de Black Metal, épique, majestueux, et en réalité, surprenamment facile d’écoute. Tout ce qu’il y a à faire est de déposer à l’entrée l’idée que l’on a du “son” Black Metal, et de se laisser porter par l’expérience musicale et affective.
L’album peut sans doute sonner de façon étrange, mais le ressenti est familier. Etrangement familier, et même réconfortant, dans ses moments calmes comme dans les plus intenses. Une lumière point de Seven Candles, qui porte ce que son créateur souhaite exprimer et apporter de plus large que les thématiques que l’on rencontre habituellement dans le genre. Apporter du recul, un sens de la perspective et par-dessus tout : de l’espoir.
Nos sociétés sont en train de s’effondrer sous la destruction écologique que nous avons causée par nos structures économiques extractives, et je pense qu’en tant qu’artistes nous devrions essayer d’exprimer où nous pensons que ça a foiré et ce qu’on pourrait faire mieux. […] Bien évidemment je ne crois pas du tout en “le sang et la terre”, et je pense que le maximum de diversité humaine (ethnicités, langage et cultures, genres et sexualités, et dans une certaine mesure religions et idéologies) est en soi un prérequis pour bâtir des sociétés humaines fonctionnelles et résilientes, de la même façon que des écosystèmes avec une forte biodiversité sont plus robustes et durables. En tant qu’espèce nous avons besoin de nous repenser dans notre relation avec nos écosystèmes, et rebâtir des sociétés basées sur l’écologie comme schéma directeur, plutôt que l’économie. Et je ne pense pas que des mythes nationalistes soient d’une quelconque utilité en ce sens.
Nul besoin d’un chant intelligible pour porter ce en quoi croit DCRF ; les titres des chansons, ainsi que son positionnement politique très clair et son influence sur la scène RABM parlent pour lui. Mais surtout la musique elle-même, son atmosphère pose un cadre émotionnel pour les idées elles-mêmes. L’album exprime les crimes coloniaux, la spiritualité en ses propres termes (Kyrie), l’amour (oui oui, il y a bien une véritable chanson d’amour dans cet album), la survie et la résilience. La résilience des écosystèmes, et potentiellement de l’humanité au-devant de son autodestruction.
Pour la dernière chanson de l’album, je pensais aux feux de prairie – ces feux périodiques naturels et même nécessaires pour faire de la place à la germination des nouvelles générations de graines, la diversité et la robustesse de ces écosystèmes étant interdépendante avec ces perturbations. Pour en faire un parallèle, même si nous sommes à un moment charnière difficile de notre histoire, nous devrions réfléchir à la place laissée par les catastrophes à venir et à comment en faire une opportunité de faire germer un monde meilleur.
On pourrait qualifier Book of Sand d’”avant-garde” ou d’”expérimental”, non pas pour une technicité remarquable ou une course à qui est le plus extrême. On pourrait qualifier d’expérimental car Book of Sand recherche et propose des façons nouvelles d’interpréter le genre en-dehors de son canevas habituel, et à travers cela, sa vision d’artiste sur le monde. C’est pour cette raison que Book of Sand est de ces quelques groupes dont l’étrangeté ne se dilue pas avec le temps.
Book of Sand porte une substance et une signifiance singulières, invoque des sentiments intenses et contradictoires, apporte des innovations formelles au mépris des pratiques établies en gardant toujours un seul objectif : l’atmosphère. Book of Sand produit un choc musical même pour les plus accoutumés au genre, tout en proposant une expériente accueillante et familière à quiconque accepte d’y entrer sans préconceptions, et de se concentrer sur l’essentiel.
En un mot : Book of Sand est le Black Metal.