Comme disait un philosophe pas encore connu mais déjà sombré dans l’oubli: les apparences sont trompeuses. D’aucun pourrait croire, dans le contexte actuel, que Blood & Spirit des ukrainiens de Nonsun traite de cette guerre absurde qui accable leur peuple ces derniers mois, d’autant plus que le titre de l’album pourrait paraître évocateur. Pourtant, il n’est rien de tout cela, pas question de guerre, ni question de conflit géopolitique moderne puisque l’album est écrit et enregistré tout au long de la période entre 2016 et 2020, même les membres du groupes n’auraient pas prévu que le titre de l’album pourrait être aussi (faussement) douloureusement évocateur au vu de l’actualité…
Il reste que l’expérience de l’album est douloureuse, comme un processus de guérison qui s’avère être beaucoup plus long et plus éprouvant que la souffrance provoquée par la blessure elle-même. Alors vous voilà prévenu: abstenez-vous et vous ne connaîtrez jamais la délivrance finale mais vous conserverez votre béate innocence; ou abandonnez tout espoir et plongez vous totalement dans cette expérience sonore et sensorielle et délectez ce monument d’introspection à la fois pachydermique et cathartique qui ébranlera l’ensemble de vos synapses et vous verrez peut-être la délivrance, flottant quelque part dans cet océan spirituel sous la forme d’un pissenlit solitaire sur le point de se délester de ses milliers d’akènes veloutés.
Pour ce deuxième Opus, les lviviens privilégient l’approche doom et les sonorités post-rock pour nous offrir un album à la fois dense, massif et en même temps mélodique, une douceur amère aussi délicieuse que la morsure d’un amant (ou de ton chat, tu peux choisir) ou la sensation du contact d’une glace sur la langue un après-midi d’été.
L’album démarre doucement avec cette très belle lamentation pleine de mélancolie sur un monde qui aurait perdu de sa magie. Cette ligne de guitare esseulée au commencement, puis cet éclatement d’instruments et ce chœur discret, presqu’imperceptible, suivi des plages de growl qui se perdent totalement dans les riffs épais, formant une tornade de tourment intérieur qui ne cesse de harasser le sorcier. Comment survivre dans un monde sans magie? Même dans les moments les plus calmes du morceau, la mélancolie et l’interrogation reste palpables, la guitare pleure cette disparition malheureuse au paroxysme de ses arpèges. Que vaut la connaissance, que vaut l’intelligence, que vaut la virtuosité s’il n’y a plus de magie? Que vaut toute ces choses de l’esprit sans les étincelles et la beauté des charmes et de la féerie, si ce n’est qu’un monde désenchantés…
That Which Does Not Kill arrive comme une tempête. Bien que ce soit le morceau le plus court de l’album, loin d’apporter le répit ou une trouée d’air à l’ensemble, il vient avec ses nuages noires menaçantes, lourdes d’interrogation et de tourment avec ses larsens, ses riffs rampants et pachydermiques, le doom ici est teinté de sludge, l’élément utilisé abondamment dans le précédent album du groupe. La référence Nietzschéenne ici est plus qu’évident, mais il ne s’agit pas là d’une répétition de citation toute bête, c’est une véritable interrogation personnelle: Est-ce que ce qui ne nous tue pas nous rend vraiment plus fort? Cette question est ici posée et laissée en suspense dans cette gravité que porte chaque note qui composent ce morceau. A chacun de trouver son chemin dans cet accablement riffesque car c’est un chemin à parcourir seul, avec ses pensées, sa conscience et son humanité.
Comme tout travail d’introspection, les changements d’état d’âme sont fréquents et c’est aussi dans ces transitions que trouve le répit et le progrès de ce travail. A l’image de cette progression, Days of Thunder Bring New Wisdom arrive, cette fois, comme un éclaircissement avec ses riffs hypnotiques et ses transitions nombreuses, un véritable festin de progressive doom à la sauce post-rock qui se mue allègrement comme un serpent multiforme. Étrangement, la magie de ce morceau réside dans le fait qu’il y ait une atmosphère assez oppressante, une impression de changement trop frénétique; et pourtant, quand on se pose et qu’on prenne le temps d’analyser le flot de mélodie, on apercevra que ce sentiment de frénésie n’est qu’une illusion acoustique, de la même manière que les illusions optiques, nos sens sont trompés par les glissements de son qui progressent au même rythme, sans se hâter… surtout sans se hâter, mais les transitions oscillent et se superposent d’une telle manière que les sens restent en alerte et le cœur s’affole. Coup de génie dans cette interrogation sur la morte de la magie!
Reparlons en de l’esprit, ce petit malin qui fonctionne comme une gaussienne, après le paroxysme de l’excitation vient la descente. Ici, elle est terriblement mélancolique avec les riffs post-rock de Guilt, Disgust, Disaster, une belle et longue plage de spleen aux riffs mélodieux et ondulants, parsemés de lenteurs profonds et sombres, comme les petits tiroirs secrets tapis dans quelques recoins de l’esprit, n’attendant qu’une occasion de doute pour s’ouvrir à l’unisson et inonder l’âme de tout ce qu’il y a de plus bas et de plus terrible des petitesses humaines afin de le mettre plus bas que terre, de le faire se détester jusqu’à la dernière petite cellule de son être. Le dernier tiers du morceau est un concentré de douleur sonore, à la fois poignant et cathartique.
Mais le chemin ne s’arrête pas ici, il y a encore à parcourir. Nous arrivons là sur le terrain des relations à autrui, du regard des autres et d’aucun sait à quel point ça pourrait être un enfer de l’existence. Le long larsen suivi de la guitare déchirante même le ventre de l’univers en est la preuve. C’est ainsi qu’In Your Eyes, I’m a Cripple commence. Nonsun nous sert ici d’un mélange de drone doom parfaitement délicieux, et la pénibilité de cette intro n’a d’égale que son délice! Vous savez, cette délice qu’on peut éprouver quand on sent les courbatures le lendemain d’une pratique de sport trop intense, ou peut-être même cette délice tout à fait hallucinée et extatique de l’autoflagellation. S’en suit une lenteur désolée avec uniquement la guitare, comme un champs d’égo en ruine grelottant qui prépare le terrain à un éclatement de fureur purgative, une fureur qui ne laisse aucun répit, il ne fait que monter, monter, et monter encore jusqu’à en couper le souffle! Les riffs s’affolent et ne s’arrêtent plus, cette cadence impétueuse va durer presque 4 minutes non-stop, comme une crise qui vous submerge et qui oppresse, comme dans ces rêves où quelqu’un vous poursuit mais que vous avez un mal de chien à vous déplacer, vos jambes sont comme faites de plombe et le chemin devant vous se transforme en un champ de sable mouvant, prêt à vous emprisonner, à vous immobiliser et à vous engloutir tout entier. N’est-ce pas comme cela aussi pour nos âmes quand on se rend dépendant du regard et du jugement des autres?
Au bout de ces minutes d’oppression se trouve l’explosion, des riffs lents et impétueux, batteries rapides en nappe de cadence avec des growls discrets, venant des profondeurs du psychisme. Un ultime sursaut avant la fin du voyage qui nous laisse exténué, mais soulagé et quelque part heureux de l’expérience.
Blood & Spirit est un véritable voyage spirituel, il confronte l’esprit à des réalités humaines, il nous met face à nos faiblesses et face à notre humanité devant le temps qui passe et sur lequel nous n’y pouvons rien. Comme un travail d’introspection, comme ce voyage à la recherche de notre véritable soi. Il nous pose des questions, à nous seuls de trouver les réponses. Il y a des chemins qu’on doit parcourir seul et ici, c’en est un. Alors si vous entreprenez le voyage, placez un pas après l’autre, prenez le temps, et une question, une réponse à la fois, faites dans la simplicité, accueillez simplement ce qui vient, surtout ces mélodies torrentielles qui couleront à traverse les interstices de votre âme et qui brûleront vos blessures afin qu’ils soient cautérisées et se cicatrisent.