Vous pensiez qu’on en avait fini avec les #JeuDivision ? Que la mort de Ian Curtis serait métaphoriquement la mort de cette série de chroniques, comme le recommande le manuel « les 2 astuces et demies du chroniqueur paresseux » ?
Je m’y refuse ; Joy Division vaut mieux que ça, que diable. Alors pour encore un certain nombre de jeudis, continuons à scruter leur carrière et essayons de comprendre leur héritage, voulez-vous ?
Lorsqu’une rock star meurt de « sa belle mort », vieille et décrépite, étouffée par ses décennies d’excès de toutes sortes et – pour les plus chanceux – seule au milieu de ses millions que des héritiers indolents se disputeront tout bientôt, la réaction du public oscille généralement entre la sympathie nostalgique et le mépris détaché.
On peut avoir le sentiment d’avoir perdu comme un lointain membre de sa famille dont on se souviendra avec une pointe d’émotion.
Ou alors, c’est comme un vieux totem dont on se souvient que « tiens, il existait encore, celui-là » ; « en même temps ça faisait un bout de temps qu’il avait rien pondu de bon » ; « il était complètement ravagé par la drogue / l’alcool / le saindoux de toute façon » (rayer les mentions inutiles), etc etc… L’artiste qui s’en est allé a accompli sa fonction de rock star: être adulé, puis dégringoler et finalement partir dans la pitié, dépouillé de sa toge prétexte pour offrir à ceux qui ne sont personne, ceux qui n’ont jamais brillé, une petite revanche symbolique.
Mais lorsqu’un artiste, et surtout un artiste « rock » majeur, est fauché dans sa pleine jeunesse, c’est une toute autre histoire. C’est un (trve) culte de la personnalité qui se met en place, une cristallisation quasi-divine. Morrison, Cobain, Euronymous… Ian Curtis fait partie de cette espèce de panthéon des temps modernes et l’idée m’a toujours dérangé pour une raison simple : ça revient à considérer la mort prématurée de l’artiste comme une fatalité. Un point fixe dans l’espace-temps, l’accomplissement d’un Destin qui n’aurait pu se dérouler autrement.
La fameuse idée de l' »artiste maudit », qui accomplit finalement la même fonction que la vieille rock star en déclin : nous rassurer, nous pauvres mortels, sur le statut « privilégié » de ceux qui nous font rêver. Le succès artistique serait une sorte de pacte maudit, de karma qui doit forcément se payer par le ridicule, la vie torturée, ou la mort hâtive et inéluctable.
Cessons d’être hypocrite pour un instant et regardons la réalité en face : Ian Curtis n’avait rien d’un être surnaturel au destin inévitable. C’était un jeune homme normal qui aurait pu recevoir l’aide dont il avait besoin, si son entourage avait eu la présence d’esprit de le prendre au sérieux. A commencer par prendre au sérieux les paroles qu’il écrivait ; Day of the Lords est l’un des nombreux exemples de paroles à peine sibyllines que Curtis écrivait sur lui-même et sur sa perception de la vie, dès le premier album.
This is the room, the start of it all,
No portrait so fine, only sheets on the wall,
I’ve seen the nights, filled with bloodsport and pain,
And the bodies obtained, the bodies obtained.
Ce premier couplet est généralement interprété comme une métaphore de la naissance ; l’arrivée au monde dans la douleur et dans l’angoisse d’une froide salle d’hôpital. Le petit Ian a visiblement construit une vision pessimiste de la vie de façon cruellement empirique dès son jeune âge puisqu’il continue sur sa lancée :
These are your friends from childhood, through youth,
Who goaded you on, demanded more proof,
Withdrawal pain is hard, it can do you right in,
So distorted and thin, distorted and thin.
La vie est une longue et déplaisante agonie. Voilà en substance le message derrière ces paroles. On va de douleur en douleur en se demandant où – comprendre quand – ça va finir.
Where will it end ? Where will it end ?
La réponse à cette question n’est pas franchement réjouissante ; apparemment, dans une voiture, porte et fenêtres fermées au bout d’une route… Cela peut être une métaphore comme une image froidement littérale. Dans les deux cas, le pessimisme de Ian ne fait aucun doute :
There’s no room for the weak, no room for the weak
Le pessimisme face à une vie d’agonie constante dans un monde cruel et Darwinien… Un thème récurrent dans l’écriture, musicale et non musicale, de Ian Curtis. Avec cela, plus sa dépression, plus son épilepsie, et même une première TS, la seule et unique personne à avoir compris et tenté de prévenir tout le monde que Ian était sérieux était Annik Honoré, dont on l’a isolé quelques semaines pour « le laisser souffler »… Cette mort n’est pas un « destin », c’est juste un vaste fiasco que la plupart de ses proches n’ont compris que lorsqu’il était trop tard.
Son ami Genesis P-Orridge (leader de Throbbing Gristle) a eu Ian au téléphone la nuit même de son suicide :
« Il m’avait dit qu’il ne pouvait pas aller en Amérique. Il avait dit qu’il préférait mourir que de faire cette tournée. Il a chanté notre chanson Weeping, sur le suicide, au téléphone. Nous étions en train de téléphoner à tout Manchester pour leur dire : “Tu dois aller voir Ian parce qu’il va essayer de tuer.” Personne n’est allé le voir. »
Genesis P-Orridge
Un fiasco qui nous a enlevé quelqu’un qui aurait pu devenir l’un des artistes les plus prolifiques de son temps et qui avait déjà changé la face de la musique populaire à 23 ans. Si son influence strictement musicale se situe assez précisément – le post-punk et ses rejetons – son aura est plus large. On sait qu’il lorgnait beaucoup du côté de la toute nouvelle musique Industrielle – il nourrissait un projet de collaborer avec Genesis P-Orridge – mais on peut aussi l’imaginer naviguer sur d’autres rives.
Avec ses sonorités lancinantes, son ambiance plombante et ses riffs Lent, Longs et Lourds, Day of the Lords est sans doute la chanson la plus « Metal » de Joy Division. Certains ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Autorisons-nous à rêver ce qu’aurait donné une collaboration de Joy Division avec de grands noms du Doom, du Black Dépressif ou encore du Post-Metal…
Je vous laisse sur ces joyeuses perspectives et je vous dis : à jeudi prochain.