Artiste : Earth
Origine : Seattle, USA
Date de sortie : 1993
Genre : Drone / Ambient Metal
Pour ce classique du vendredi, nous revoilà sur #MotherEarth, la chronique qui vous fait (re)découvrir Earth, l’un des cinq meilleurs groupes de l’histoire des longeurs 😀
Après un démarrage en douceur, plein de groove et de chill, je vous invite à plonger maintenant dans l’abîme originelle, dans le magma primordial du Drone.
Pour décrire un genre musical à mes proches non-initiés, j’emploie souvent des métaphores basées sur Tolkien, parce qu’en général ça donne une bonne idée de base. Le Death Metal, c’est la musique des Orques. Le Brutal Death, les Uruk-Hai. Le Black Metal, c’est la musique des Nazgûl.
Pour décrire Earth 2, c’est simple : c’est la musique d’une assemblée d’Ents en train de se dire « Bonjour ».
Ou, pour les initiés que vous êtes, « Un déluge continu de 75 minutes de feedback et de guitares saturées qui constituent le patron de ce que le leader Dylan Carlson a appelé l’Ambient Metal », pour paraphraser le grand critique Dayal Patterson.
Alors autant vous dire que si vous devez écouter cet album, ne le faites pas entre le fromage et le dessert. C’est une expérience à part entière, radicale. L’un des très rares albums de Metal pour lesquels la phrase « faut faire l’effort de rentrer dedans » n’est pas une exagération. Mais la récompense n’en sera que plus grande car c’est tout un monde que Carlson a ouvert avec cette pièce maîtresse.
Comment vous parler de ce monstre de phases et de saturations ? Il n’y a pas vraiment de rythme, pas de « musicalité » au sens où on l’entend habituellement. Décrire les pistes ou les compositions n’a pas de sens ici. Earth 2 est un enchevêtrement continu de nappes de guitares en Drone (un seul accord saturé maintenu pendant plusieurs dizaines de minutes), de nappes de basse tout aussi saturée, et de quelques riffs épars, étendus et ralentis à l’extrême, avec du feedback, du fuzz et des overdubs. Pas de batterie. Il n’y a pas vraiment de « compositions » à proprement parler mais ce n’est pas dénué de structure pour autant.
Mais la seule chose importante derrière ce jargon technique, c’est un ressenti. Une esthétique d’ensemble qu’il faut embrasser comme un tout. Une esthétique radicale, à la fois d’un minimalisme exagéré et d’une densité totalement abusée.
Ce ressenti minimalisme / densité est très bien retranscrit par la pochette de l’album; Photo prise sur un haut plateau de Mongolie, bien loin de la Route 66 donc, on y voit à la fois pas grand-chose (une yourte, deux yaks, une plaine et le ciel), et beaucoup de choses. Ce ciel nuageux, plein de teintes et d’irisations saturées, retranscrit le scintillement indescriptible d’une nappe de nuages censée obscurcir la vision mais à travers de laquelle on ressent un soleil perçant. Cette impression d’être étrangement ébloui par la luminosité diffuse alors que le ciel est saturé de nuages, en apparence monochrome, en réalité plein de teintes.
Musicalement, ce contraste apparent entre densité et dépouillement se concilie dans la recherche d’une sorte de transe, une expérience sensorielle. En abordant Earth 2, il faut d’emblée abandonner nos attentes habituelles, ne pas chercher de structure ou de rythmique à laquelle s’accrocher mentalement. Il faut ACCEPTER. Accepter de se laisser porter, de ne pas se focaliser sur le cognitif mais de simplement accueillir ce que nos sens nous apportent là, directement, dans l’immédiat. Ne pas analyser, ne pas anticiper, simplement accueillir. Celles et ceux qui pratiquent la technique de méditation de pleine conscience savent de quoi je parle.
Alors c’est simple, prenez le temps d’écouter cet album d’une seule traite en ne faisant rien d’autre, strictement rien d’autre, au moins une fois. Accordez-vous ce moment salutaire, à ne rien faire d’autre que de ressentir.
Acceptez. Vous verrez que ça fait un bien fou.
Arrrivé à ce point, si je ne vous ai pas convaincu de mettre vos a priori de côté et d’essayer, rien ne le pourra. Mais il reste intéressant de se pencher sur le processus de création qui a mené à Earth 2.
Carlson a toujours revendiqué ses influences dans la musique minimaliste Américaine (La Monte Young principalement), le Metal et dans la musique de méditation des années 70 – de chez Atlantic Records notamment. Ce qui est marrant, c’est que le son de Earth 2 est tout aussi dû à ces influences qu’aux circonstances matérielles de sa création.
En effet en 1992, Pro Tools n’existait pas, et la longueur maximale d’une bande d’enregistrement en studio – en tout cas aux studios Avast! de Seattle – était de peu ou prou 30 minutes. Sans cela, l’album aurait été d’une seule pièce. De 75 minutes. Si, si.
Dylan Carlson, Dave Harwell (le bassiste de l’époque) et Stuart Hallermann (le producteur / ingé son), avaient dans l’idée d’enregistrer le tout comme un « live », dans les conditions du direct autant que possible. Autant par volonté de retranscrire le truc d’un seul bloc, que du fait qu’ils avaient des moyens limités, peu de temps alloué en studio et pas de moyens pour payer un ingé son sur des jours et des jours de post-production.
Il y a donc bien eu du post-traitement, des pistes supplémentaires ont été ajoutées en overdub, mais c’est à peu près tout. La puissance et la saturation du son ont été obtenues par une technique peu orthodoxe : plutôt que de brancher toutes les pistes (guitare et basse) sur un gros ampli de studio qui enregistrerait comme il se doit, ils ont branché leurs guitares sur des petits amplis, comme pour un concert… Et ils ont fait sortir ces amplis sur des hauts-parleurs dans le studio, qu’ils ont ré-enregistré en mettant d’autres micros devant. Je vous raconte pas le feedback et les résonances mais le son obtenu était bien plus gros, plus dense et plus puissant que ce qu’ils auraient alors obtenu avec des techniques traditionnelles.
C’est assez débile quand on y pense, et Dylan Carlson a confessé lui-même qu’il le referait sans doute différemment. Mais à l’époque, les trois larrons étaient suffisamment jeunes et inexpérimentés pour bourriner et enregistrer tout ça à l’instinct, produisant un album absolument mythique, damant le pion aux Godflesh ou Skullflower dans le registre de l’expérimentation guitaristique. Un album que même leurs mentors des Melvins ont trouvé bizarre, c’est dire.
Si le disque a eu des ventes ridicules au départ – environ 2000 copies se sont écoulées dans les 3 ans qui ont suivi sa sortie – il a été un véritable bouleversement artistique dans l’underground, et est depuis reconnu comme une pièce séminale, inspirant la totalité du Drone et la totalité de la carrière de Sunn O))), mais ayant aussi de plus en plus de porosité dans d’autres branches du Doom et de la musique ambiante et saturée.
Earth 2 – Special Low Frequency Version est un Monument, un Monolithe, que dis-je ? Un Monolithe… C’est une Dimension.