Earth – Primitive and Deadly

Depuis le temps que je vous parle de Earth, une certaine habitude a dû s’installer. Vous savez probablement à quoi vous attendre ; des accords amples, des longs riffs, des structures souples et une batterie parcimonieuse. De la douceur ambiante.

Perdu.

La bête qui va nous intéresser cette fois est plus vicieuse. Toujours lente, mais plus lourde et plus dangereuse, un serpent millénaire rampant à la recherche de proies au temps du Grand Rêve. Un animal Primitif et Mortel.

Nous sommes en 2014, Dylan Carlson et Adrienne Davies ont désormais des années d’expérience et de pratique commune qui parlent pour eux. Après leur album phare The Bees Made Honey In The Lion’s Skull, suivi de l’ambitieux double album Angels of Darkness, Demons of Light, leur manière toute particulière de composer et leur approche de Jam faisant une part belle aux variations et à l’impro est solidement établie. Mais s’il est bien une chose que ces deux compères ne sont pas, c’est dogmatiques.

Ainsi, si le public amateur sait rapidement distinguer les constantes de Earth (lenteur et espace, répétition, notes ouvertes, thèmes mythologico-ésotériques), personne ne saurait être prophète de leurs variations, car ces éléments se construisent au gré des envies du moment, et de petits et de grands hasards dans les vies de musiciens de Dylan Carlson et Adrienne Davies.

Si les albums précédents étaient influencés par des figures folk et rock telles que Neil Young et les Grateful Dead, les écoutes de Carlson à l’inception de Primitive and Deadly sont plutôt du côté de AC/DC et du Heavy Metal de sa jeunesse. Sachant cela on ne peut que valider l’ouverture de Torn by the Fox of the Crescent Moon : les riffs sont plus lourds et plus carrés, le son plus saturé, la batterie plus franche. On reste dans la lenteur posée et baignée de drones, mais on y sent bien plus de muscle. Rien que le riff d’entrée de From the Zodiacal Light va vous le prouver en vous tombant dessus comme une enclume lâchée par un coyote maladroit.

Mais la variable la plus notable – et la plus remarquée – de cet album tient à d’autres circonstances. Et cela commence avec des paroles.

Dylan Carlson démarre son side-project solo après Angels, Dr Carlson Albion, et commence à écrire la chanson qui deviendra Rooks Across The Gate. Adrienne aime tellement les paroles et la compo qu’elle tanne littéralement Dylan pour en faire une chanson de Earth. Il leur faut donc quelqu’un pour chanter, et Dylan pense alors naturellement à un ami de longue date, avec qui il voulait collaborer depuis longtemps sans jamais avoir trouvé l’occasion : Mark Lanegan.

Mark s’est tellement bien pris au jeu qu’il a lui-même écrit une seconde chanson pour l’album, There Is A Serpent Coming, une incantation sulfureuse, une espèce de Croon halluciné sur une mélasse de riffs Stoner. Probablement la performance la plus cheloue du Monsieur, sur des paroles non moins perchées ; Earth a beau se doter de voix, son propos n’en reste pas moins mystérieux et ouvert aux interprétations.

Selon moi, les paroles avec Earth doivent être évocatrices, plutôt que de livrer “voilà de quoi parle cette chanson” directement. Non pas que je n’aime pas les chansons qui le font, mais je préfère clairement quand il y a une ouverture, une résonance dans les voix et les paroles.

traduit de Dylan Carlson en interview pour Tiny Mixtapes

Les paroles ne sont pas moins cryptiques pour l’autre voix de l’album ; la très talentueuse Rabiah Shaheen Qazi, qui à l’époque chantait pour le formidable groupe de Rock Psyché Rose Windows. Sa participation à l’album tient aussi à une combinaison de petits hasards et d’une idée fortuite de Carlson ; ayant Mark Lanegan pour interpréter une partie de l’album, Dylan a souhaité apporter une voix féminine pour donner de la variété – et probablement pour ne pas fixer de précédent sur la “voix” de Earth qui deviendrait boulonnée à un seul chanteur. Il se trouve que le batteur de Rose Windows avait sympathisé avec Adrienne au magasin où il bossait, et il se trouve que Rose Windows avait une chose importante en commun avec Earth : Randall Dunn, leur producteur. Le monde est petit, n’est-ce pas ?

Le résultat sur From The Zodiacal Light est spatial : la lourdeur des riffs est emmenée en altitude par la voix puissante et doucereuse de Rabiah, on plane avec elle au gré de ses prédications. Si la musique de Earth depuis Hex est ambiante et contemplative, Primitive And Deadly est à la fois leur album le plus puissant, le plus Metal avec des structures de chansons un peu plus “classiques” (toutes proportions gardées), et paradoxalement le plus ésotérique, grâce aux performances de ces deux invités pas si improbables. Si la piste qui me fait le plus tripper reste l’instrumentale Even Hell Has Its Heroes ou Dylan Carlson joue clairement les Hendrix avec ces solos perchés, saturés et interminables, on se prend au jeu à écouter et réécouter encore ces litanies bizarres déclamées avec emphase. Elles finissent par devenir un instrument supplémentaire, comme il est de bon ton chez Earth : l’osmose pour la recherche des émotions.


Au moment où je rédigais cette chronique, Mark Lanegan était encore en vie… Connaissant peu la carrière du grand homme je n’ai pas trouvé de meilleur hommage à lui faire que de terminer cette chronique et de la lui dédier. Mark a eu une carrière longue et prolifique et il ne fait aucun doute qu’il a su créer une grande famille de proches, d’amis et de pairs artistiques pour qui il a beaucoup compté. Dylan Carlson et Adrienne Davies sont de ceux-là, et ils lui ont rendu hommage avec la simplicité qui est la leur : partager un moment fortuit avec Mark, un de ces nombreux et heureux hasards qui ont entremêlé leurs chemins durant une vie entière.

Rest in Peace, Mark.

Adrienne Davies, Dylan Carlson et Mark Langean. « Earth tombant par surprise sur Mark le jour de son anniversaire, à Budapest, en 2019. Nos tournées se sont croisées là-bas par un heureux hasard« . (Compte Instagram de Earth)