Artiste : ARÐ
Origine : UK – Northumbrie
Date de sortie : 2022
Genre : monastic doom metal
J’aime les albums concepts, j’aime les albums qui raconte une histoire, et c’est justement le cas de Take Up My Bones, projet monastic doom de Mark Deeks, chanteur et claviériste du groupe de black metal anglais Winterfylleth. Rien que le terme «monastic doom» suffit à me décider à jeter une oreille inconditionnelle à l’album, connaissant ma nostalgie pour les chants liturgiens de Virgin Black, et la musique a achevé à me convaincre d’accorder à cette album un amour sans borne parce que c’est un album magnifiquement construit tant dans le thème, les textes et la composition musicale d’une beauté séraphique, entourée d’un halo épais et mystique. Et si ces quelques lignes ne vous disent toujours rien, je m’adonnerais même dans le name dropping putassier en vous disant que pour cet album, Mark s’est entouré de musiciens de haute volée comme Dan Capp de Wolcensmen à la guitare et au backing vocal, Callum Cox d’Atavist à la batterie et la non moins talentueuse violoncelliste Jo Quail.
Mais soyons sérieux, si cet album a attiré mon attention, c’est d’abord par le thème abordé, il traite d’une mythologie locale de la Northumbrie, un royaume médiévale situé entre le Nord de l’Angleterre et le Sud de l’Écosse, l’histoire de saint Cuthbert. D’ailleurs, le nom du groupe, ArÐ signifie «pays natal» en vieux dialecte de cette région.
L’histoire du royaume de Northumbrie est intimement lié à l’histoire de la religion de l’île puisque la principale source de son histoire vient de l’ouvrage Histoire Ecclésiastique du Peuple Anglais de Bède le Vénérable (672/673 – 735), moine bénédictin, mais surtout savant, historien, linguiste et traducteur, originaire de la Northumbrie. La Northumbrie s’est convertie au christianisme dès 627 sous le règne d’Edwin de Deira, qui s’est converti au christianisme sous l’action de sa femme, une fille du roi chrétien Ethelbert de Kent, sous l’influence du missionnaire Paulin d’York qui accompagnait la princesse. Cette première conversion n’était pas définitive puisqu’à travers l’histoire et les rois qui ont suivi, certains ont voulu chasser le christianisme et retourner vers les cultes païens d’avant, mais les efforts d’autre rois chrétiens et des missionnaires ont fini par ancrer la tradition chrétienne dans l’histoire et la mythologie de la région. Il est important ici de saisir la dimension mythologique de l’histoire car comme chacun le sait, à travers de nombreuses missions évangéliques, le mélange de la culture locale, des pratiques religieuses (chrétiennes ou païennes), des histoires des légendes locales, etc. fait que la population finit souvent par adopter et mélanger l’iconographie de la nouvelle religion avec celle des traditions et légendes locales (par ex: les vierges noires, les vierges des sources (une prolongation de Nérée ou de Devona par ex.), etc.).
Ainsi donc, Saint Cuthbert (635 – 687) dont il est sujet ici est un saint de la Northumbrie, de l’ordre des bénédictins, et aussi un des saints les plus important du nord de l’Angleterre tout au long du Moyen-âge. Son histoire débute quand il entra dans les ordres en 651, motivé par les visions qu’il a eu lorsqu’il gardait les moutons, il aurait vu l’âme de saint Aidan de Lindisfarne (moine irlandais, missionnaire et fondateur du monastère de Lindisfarne, il a joué un rôle important dans le rétablissement du christianisme dans la Northumbrie) s’élever au ciel. Saint Cuthbert, à son tour, a joué un rôle important dans l’introduction du rite romain dans la région, qui supplanta les anciennes coutumes celtes; et on lui doit probablement la première loi de protection des oiseaux, loi qu’il instaura lors de sa période d’ermite sur l’îlot d’Inner Farne pour protéger les oiseaux qui viennent s’y nicher.
Durant toute sa vie religieuse, il a mené une vie ascétique, même quand il était sacré évêque du monastère de Lindisfarne en 685. En 687, sentant sa propre mort, il retourne sur les îles Farnes et y mourru le 20 Mars. Malgré le fait qu’il a souhaité être inhumé sur son îlot, son corps a été ramené à Lindisfarne pour y être enterré dans l’église abbatiale.
Onze ans après sa mort, en 698, son cercueil est ouvert et l’absence de décomposition constatée scelle sa sainteté. Il est donc inhumé dans un nouveau cercueil en bois gravé avec plusieurs objets dont une copie de l’évangile selon st. Jean. Sa fête est fixée au 20 mars, jour anniversaire de son décès.
L’histoire que narre l’album démarre en 793, quand les Viking commençaient à mettre les mers du Nord à feu et à sang et venaient faire les ravages sur les côtes et les îles anglaises. Devant cette menace Viking, les moins bénédictins du monastère de Lindisfarne abandonnaient leur île et emportaient avec eux les reliques de saint Cuthbert, non sans difficulté car la légende disait que son cercueil refuse de se faire déplacer. Cette longue pérégrination des moines fuyant leur terre sainte, en emportant avec eux ce qu’ils ont de plus précieux: les reliques d’un saint, est parfaitement retranscrit par la lenteur solennel de la musique, morceau après morceau comme autant de perles de bois d’un chapelet, comme autant d’années qui s’écoulent sur les pas des moines à travers terres, à travers champs, à travers forêts, jusqu’au moment où ils arrivent à la cathédrale de Durham, presque 200 ans plus tard, où ils enterrent de nouveau ces saintes reliques.
Si vous cherchez dans cet album les choeurs gothiques, une voix éthérée, comme un ange perdu, flânant au firmament qu’on peut trouver chez Virgin Black, vous n’en trouverez pas! Ici, le caractère monastique se traduit avec les choeurs solennels et épiques. Ce genre de choeurs qu’on chante pour raconter des épopées, des aventures remplies de péripéties. Ici, une triste épopée de gens qui prennent la fuite, en emportant avec eux le coeur de leur croyance, une foi inébranlable et une détermination d’ascète. Imaginez ces moines dont l’occupation principale est la recherche, d’étudier, de conserver et de traduire des œuvres, au point où traditionnellement, les monastères bénédictins sont autonomes afin d’éviter à ces moines d’en sortir pour ne pas les distraire de leur tâches, imaginez les devoir quitter l’enceint de leur habitation pour se disperser sur les routes inconnues, affronter les dangers d’envahisseurs et autres périls venant des terres où le christianisme est mal vu.
La musique de Take Up My Bones est truffée de passages de piano mélancoliques, aussi profonds et tristes que les yeux de quelqu’un dont on a arraché à sa patrie. On retrouve quelques passages parlés entourés d’explosions mélodiques très saturnusien dans les morceaux qui ouvrent et qui clôturent l’album. L’atmosphère épique et lourd, mais solennel parachève à peindre une toile de fond d’une beauté hiératique. Les chœurs utilisés, je l’avais dit, sont solennels, ils accompagnent, à travers les pistes de l’album une jolie voix claire bien mélancolique et tout au long de l’album, ils sont soutenus harmonieusement par les autres instruments qui sont arrangés en tapis épais, depuis la guitare, la batterie, jusqu’au violoncelle, qui renforcent le caractère dramatique de cette longue pérégrination. Il y a dans ce chœur et ces mélodies une force terrible! Non pas la force que possède des soldats mais la force tenace et inébranlable du mental, de l’esprit; il y a la détermination et la ténacité de ceux qui ont la foi…
Lentement, ils marchent, les reliques du saint dans le cercueil sur leurs épaules. Ils traversent champs, rivières, montagnes et forêts, ils traversent même le voile du temps pour finalement déposer ces reliques sur une autre terre sainte, lieu de culte de leur ordre afin de préserver et de transmettre le témoignage et le symbole de leur foi. C’est lent, rempli de nostalgie et de tristesse, mais c’est aussi séraphique et ardent, comme leur foi inébranlable qui imprègne tous les lieux dont ils ont traversé, leur foi et leur lumière restent à jamais gravées dans la chair des forêts qui ont croisé leur routes, ces arbres et ces pierres à qui ils ont confiés leur histoires et leurs secrets, devenus millénaires.