Celestial Blues

Artiste : King Woman

Origine : USA

Date de sortie : 2021

Genre : Doom, Shoegaze, Celestial Blues

Si vous n’avez pas encore pris le temps d’écouter cet album, c’est le moment. Et si vous l’avez écouté mais que vous ne l’avez pas retenu dans vos playlists, c’est le moment d’y revenir. On dit souvent que le contexte joue un rôle pour apprécier un album donné. Le bon moment, le bon endroit, le bon mood.

En ce qui me concerne, ce Celestial Blues m’a progressivement accroché ; sans vraiment m’en rendre compte je l’ai écouté, et écouté encore. Dans les transports, au taf, le soir chez moi, en voiture, en marchant dans la rue. C’est le genre d’albums qui demande peu d’efforts pour appuyer sur play et se rejoue très facilement. Et pourtant c’est loin, très loin d’être un album fade à écouter en musique de fond.

Celestial Blues est un concentré d’émotions brutes. Il présente une musicalité très prononcée, de nombreux arrangements saturés et non saturés, un mélange de diverses influences musicales (on est entre le Doom, le Post Metal, la ballade, le Post Hardcore voire Post Punk par moments) et une osmose de douceur et d’intensité. Malgré tout cela, l’album est une expérience musicale très directe, immédiate, comme sorti des tripes de sa créatrice et envoyé tel quel à la face du monde, en une seule prise.

Ce n’est pas très loin d’être le cas ; Kristina Esfandiari a.k.a. King Woman est une chanteuse, compositrice et touche-à-tout de la Bay Area. Et selon ses dires, une partie des morceaux de Celestial Blues étaient conceptuellement présents dans un coin de sa tête depuis quelques années, certains morceaux étaient déjà joués en live ; et lorsqu’elle est entrée en studio avec son groupe pour enregistrer l’album en 2019, sans plus d’ambition que de voir ce que ça donne, tout est ressorti naturellement. Certaines chansons comme Coil ont été enregistrées en une seule prise, plusieurs chansons ont été entièrement composées puis jouées sur pièce.

Moi, je me suis habituée à faire les choses à la dernière minute. Je leur ai dit : « allez, on va faire quatre morceaux en plus », et je suis parvenue à mettre tout le monde à l’aise pour qu’on puisse y arriver. De fait, on a un peu improvisé ces morceaux-là. Souvent, la magie provient de l’instant !

Kristina, dans une interview pour New Noise Mag no 58

Le résultat est là : un album unique, brut et immédiat malgré toutes ses subtilités musicales et sa prod léchée. Un moment de transe, de ceux que l’on ressent lorsque l’on délivre une performance naturellement, après avoir longuement internalisé et maturé tous les prérequis pour y arriver. Une expérience directe et pleine de sensualité. Une sensualité dangereuse et douloureuse.

Car si King Woman a un talent aussi insolent pour quasi-improviser une telle claque, c’est qu’elle a intériorisé des démons que tout le monde n’a pas. Elle utilise des métaphores sur des personnages bibliques pour habiller les concepts lyriques de l’album ; la pochette à la fois attirante et repoussante la représente en Lucifer, en ange déchu s’étant fait arracher les ailes.

Plus généralement, cette photo représente quelqu’un qui ne se sent pas à sa place, piégé, sans aucune idée de comment en réchapper, et qui en éprouve de la tristesse.

Cet album traite de la douleur, de celle qui tord les entrailles et qui ne peut être entièrement comprise que si l’on a vécu les maux évoqués. L’expression « Celestial Blues » représente une claustrophobie mélancolique de l’âme ; le sentiment d’être piégé à une place, dans un corps, dans une vie qui ne nous convient pas, déchu du Paradis et chez soi nulle part. Entwined, sans doute la plus intense de l’album, est un cri d’amour désespéré. Psychic Wound – ma préférée, lascive dans les riffs et dans la voix qui monte vers des cris suffocants – parle de relation abusive, d’être sous l’emprise d’une personne vampirique, une « Danse avec le Diable » (sic). Coil est un puissant chant de Résurrection, de résilience ; retrouver la force de vivre, de ne pas se laisser enterrer par les plaies et les traumatismes.

Des nombreux albums qui nous émeuvent d’année en année, combien retenons-nous vraiment sur le plus long terme ? Passé l’engouement des nouveautés et l’exercice des tops de fin d’année si fédérateur pour les aficionados que nous sommes, je dois confesser que je finis par laisser beaucoup d’albums sincèrement appréciés dans les étagères, supplantés par les nouvelles arrivées et par la poignée d’oeuvres réellement impactantes pour moi, et qui ne sont pas si nombreuses.

Je pense que cet album en particulier, assez simple mais subtil et cohérent dans sa composition, et un pain dans la tronche d’émotions instantanées en termes d’effet, est déjà de ceux qui resteront très longtemps pour moi. Un album qui s’est chevillé à mon corps au fil des nombreuses et faciles écoutes, enferré dans un recoin sombre des traumas mais baigné dans la lumière salvatrice. Un album ni vraiment Doom, ni vraiment Shoegaze, ni vraiment Indie, ni vraiment Metal, mais un ensemble d’un genre nouveau. Un album de Blues Céleste.


En bonus, un petit aparté sur le CV de Kristina Esfandiari, qui a boulimie de projets assez impressionante. Ancienne chanteuse du groupe de Shoegaze Whirr, actuellement chanteuse de Miserable, elle tord la Dream Pop avec Sugar High, expérimente l’indus bruitiste avec NGHTCRWLR (prononcez Nightcrawler) et même le Noise Rap sur Dalmatian. Sous les traits de King Woman elle créée une musique généralement affiliée au Doom pour ses gros riffs lancinants, mais sa voix suave allant de l’intimisme au hurlement de démente, et les nombreux arrangements plus calmes qui feraient penser à ERR sur sa période On Dark Horses, la maintiennent en-dehors des cases.