Love Will Tear Us Apart

Peut-être que ce serait bien et juste pour Ian si les gens savaient combien il y avait d’amour entre nous et combien cette histoire était simple. On s’est simplement rencontrés et on est tombés amoureux et on était très attirés l’un par l’autre et on avait énormément de sentiments l’un pour l’autre et on tenait immensément l’un à l’autre et on ne pouvait rien faire contre ça. Ian avait besoin de moi dans sa vie. L’amour prend les gens par surprise et c’est tellement chimique quand soudain deux personnes ont le déclic l’un pour l’autre.

Annik.

Annik Honoré (1957-2014). Copyright : James Nice/Les Disques du Crépuscule

Jeune journaliste belge arrivée en Angleterre à la démerde, curieuse et discrète, et que l’histoire a surtout retenue comme la mangeuse d’hommes, la manipulatrice qui a volé Ian Curtis à sa femme légitime. Femme légitime qui a signé la bio officielle de son mari la plus répandue et la plus lue, et a été aux manettes du scénario du fameux biopic Control…

Vous êtes sur #JeuDivision et aujourd’hui, point de jeux d’esprit ou de galéjades ; on va parler de choses sérieuses. On va parler de déception, et on va parler d’amour. Et on va un peu rétablir une réputation injustement piétinée.

When routine bites hard,

And ambitions are low,

And resentment rides high,

But emotions won’t grow,

And we’re changing our ways,

Taking different roads.

On ne présente plus ce tube international, qui est LA chanson la plus connue de Joy Division.

Musicalement, elle est incroyable à bien des égards. En plus des ingrédients dont on a déjà parlé, c’est l’une des très rares chansons de Joy Division où Ian Curtis joue de la guitare, Bernard Sumner étant au clavier pour imprimer ce petit riff de synthé dans toutes les mémoires.

C’est aussi LA chanson qui a été la plus longue et douloureuse à enregistrer et à mixer. Martin Hannett avait littéralement développé une obsession pour trouver l’alchimie parfaite pour Love Will tear Us Apart, demandant prise sur prise pendant des jours entiers.

La part cruciale de cette alchimie est, comme souvent, la prestation vocale de Ian Curtis qui donne toute sa transcendance à ce morceau culte. Prêtez-y l’oreille vraiment attentivement. Ii y a dans ce refrain des intonations rares.

Then love, love will tear us apart again.

Love, love will tear us apart again.

Il n’y a dans ces deux lignes éternelles aucune trace du stress habituel de Curtis. La tension, l’angoisse et la gêne, l’énervement punk ne sont pas là. C’est plutôt une douce résignation, un désespoir accepté. Comme s’il était serein, presque souriant face à cette fatalité déprimante que décrivent les paroles.

Curtis donne sur ce refrain un côté infiniment romantique à sa voix, ce qui est un peu ironique vu le contenu lyrique, mais n’est pas venu de nulle part. L’anecdote veut que Tony Wilson, le patron de Factory, aurait laissé traîner un vinyle de Frank Sinatra dans le studio, en conseillant à Ian d’y jeter une oreille, comme ça pour voir. Ian n’a jamais pu confirmer ou infirmer l’influence de ce geste, mais il est clair qu’il y a un croon qui doit beaucoup à Sinatra dans cette prestation vocale.

Le trio fondateur de Factory Records. De gauche à droite : Peter Saville (graphiste), Tony Wilson, et Alan Erasmus

Ian Curtis, Joy Division, Martin Hannett, Tony Wilson, Factory Records. Une concordance de talents et de circonstances qui ont accouché de tant de chefs-d’oeuvres. Celui-ci en particulier a traversé les âges plus que tout autre grâce à tout ce travail artistique, et parce qu’elle parle d’amour. Le vrai, l’amour difficile, celui qui te déchire.

Why is the bedroom so cold?

You’ve turned away on your side.

Is my timing that flawed?

Our respect runs so dry.

Yet there’s still this appeal

That we’ve kept through our lives.

But love, love will tear us apart again.

Love, love will tear us apart again.

Ian Curtis, marié à 19 ans, papa d’une petite fille à 22 ans, a vécu une idylle avec Annik Honoré. Il est évident que Debbie Curtis a très mal vécu cette attache et qu’elle ne s’est pas privée de décrier la « relation adultère » et son impact sur elle, ses sentiments, sa fille, sa vie de famille. Et personne ne peut lui reprocher cela ; on n’est pas ici pour faire du potin ou pour juger de la douleur des autres.

Il n’est pas non plus question pour moi d’excuser ni de juger Ian Curtis. Un époux (future) rock star, souvent absent de la maison, qui devient distant et qui finit par trouver le réconfort auprès d’une jeune femme qui était fan du groupe, ça parait une histoire d’une banalité affligeante. Et pourtant, étant quelqu’un de sensible et de très empathique, très affecté par son effet sur les autres, Curtis ne ressemblait pas au connard typique qui enchaine les groupies sans considération.

Et au milieu de tout cela, et par la suite en pâture à la haine des fans qui lui ont longtemps reproché d’avoir précipité Ian et Joy Division dans l’abîme, il y avait Annik. Elle avait 18 ans, elle était à peine débarquée dans la vraie vie, elle était idéaliste mais discrète. Elle a gardé un silence quasi-complet sur sa relation avec Ian pendant des années, mais quand elle s’est enfin confiée elle a clarifié deux choses : Premièrement, la relation entre elle et Ian était entièrement platonique. Deuxièmement, ils étaient amoureux, d’un amour simple et sincère.

Libre à chacun de choisir de douter de la première affirmation, mais il n’est pas décemment possible d’émettre de jugement sur la seconde. Et je ne crois pas un instant qu’Annik Honoré ait des traits de manipulatrice qui aurait attiré le pauvre Ian dans ses rêts.

Alors c’est quoi l’histoire ? Ian Curtis qui s’ennuie dans son couple et qui finit par chercher une autre relation ?

You cry out in your sleep,

All my failings exposed.

And there’s a taste in my mouth,

As desperation takes hold.

La chanson ne parle pas d’Annik. Elle parle bien de la relation entre Ian et Debbie et de son étiolement. Mais la subtilité de ces paroles recèle bien plus qu’une banale histoire d’ennui conjugal.

Just that something so good

Just can’t function no more.

Ian Curtis ne dit pas que l’amour entre lui et sa femme est fini dans cette chanson. Il est bien là, et c’est cela qui le torture. Si tout était fini, le choix serait facile. Mais pour Ian, aucune solution ne semble s’offrir à lui ; quelle que soit la direction, sa souffrance et celle de ses êtres chers est au bout du chemin à coup sûr.

But love, love will tear us apart again.

Love, love will tear us apart again.

Love, love will tear us apart again.

Love, love will tear us apart again.

L’Amour comme force attractrice et destructrice inéluctable. L’Amour naîf, neuf, passionnel d’un coeur adolescent, ou l’Amour mué en une complicité de vie qui n’a plus les mêmes atours mais n’en reste pas moins intense… Tout mène au déchirement pour Ian. Le dilemme qu’il a connu est certes banal, mais est trop souvent largement incompris, simplifié.

Cette étrange sérénité mêlée de tristesse dans les intonations de ce refrain mythique, l’ambiguïté de ces paroles reflètent tout cela, et c’est ce qui fait de Love Will Tear Us Apart le grand tube parmi les tubes de Joy Division.

C’est une mélodie accrocheuse et simple, mais pleine de nuances qui font qu’on se souvient de celle-ci parmi tant d’autres. C’est une chanson qui parle de la vraie complexité de l’amour, de façon simple mais sans naïveté. Elle touche au plus profond de son être toute personne qui a vécu l’amour et la déception ne serait-ce qu’une fois dans sa vie.

Tout le monde, en fait.

Mise en scène de Ian et Annik, dans le film Control (Anton Corbijn, 2007)

Pour aller plus loin… Un excellent article de Konbini en hommage à Annik Honoré et au travail de sa vie