Ocean Machine: Biomech

Artiste : Devin Townsend

Origine : Canada

Date de sortie : 1998

Genre : Devin Townsend music atmospheric superstar poutine au sirop d’érable

Posons tout de suite les choses: j’aime les voix expressives. Je trouve que les voix expressives insufflent de la vie dans la musique, la musique avec chant en tout cas, soyons précis. Elles la complètent et lui donnent un ingrédient supplémentaire pour lui permettre à perfectionner sa potion magique qui met en émoi l’âme humaine.
La voix de Devin est de ce gabarit là, cette voix expressive qui fait parti de la composition comme un ingrédient indispensable; présent, sans jamais phagocyter tout le reste. Nous avons un bel exemple de sa grande capacité vocale dans ce que tout le monde a l’habitude d’appeler son premier album solo: Ocean Machine: Biomech (juste pour information, même si les matériaux pour Ocean Machine existaient déjà avant, mais Devin a sorti Cooked on Phonics sous le nom de Punky Brüster en 1996, un projet punky punk WTF, avant de réussir à sortir Ocean Machine). Mais, au delà de cette grande capacité vocale, sachez que c’est réellement ses tripes que nous entendons! Parce que quiconque s’est un peu renseigné sur l’artiste sait que Devin fait parti de cette catégorie de personnes qui puisent dans le substrat de leur être pour créer, ils y mettent leurs propres sentiments, leur propres sensations, leur vie toute entière. Ce qu’il nous donne à travers sa musique, c’est le résultat de ses expériences de vie personnelle qu’il a laissé macérer, puis digéré afin de les faire ressortir, sublimées sous forme de musique. Ce sont réellement les cris qu’il n’aurait pas pu pousser dans la vie de tous les jours, ce sont ses réflexions, les hurlements tout au fond de son être.
Et c’est en cela que Ocean Machine est un album important. En dehors du fait que ça a pris à Devin une éternité pour l’enregistrer et le sortir (7 ans quand même), comme une gestation longue et douloureuse, l’album est aussi important car intime, car il pose une pierre angulaire dans la carrière musicale de Devin (lui, qui considère Strapping Young Lad uniquement comme un projet secondaire, sans réelle importance). C’est l’ouverture d’une ère musicale nouvelle, de la musique de Devin Townsend; pas du heavy metal, ni du death, ni du prog, ni rien d’autre, c’est tout simplement du Devin Townsend et c’est reconnaissable entre tous de par la sonorité, la composition et l’arrangement de la musique avec des nappes instrumentales bien épaisses, bien chargées, et enfin de par l’émotion que cette musique suscite à chaque fois, sans exception.

Ocean Machine, c’est toute la réflexion sur la vie, sur la mort, sur le sens de l’existence d’un homme dans la société qu’il trimbalait avec lui depuis son adolescence. C’est le meurtre inutile et insensé de son camarade d’école à tout juste 16 ans dont il est proche de la soeur; cette expérience de la mort a laissé une profonde blessure en lui, qu’il n’a pu exorciser que beaucoup plus tard. C’est la réflexion sur le succès, le comportement des Hommes face aux idoles, les relations humaines entre eux. Autant de questions existentielles exorcisées dans 73 minutes 52 seconds de musique, avec un cri de fin qui étire l’album à 74 minutes au total. Je pense que pour Devin lui-même, Ocean Machine est important, tellement important qu’il a tout fait pour que l’album voit le jour malgré tous les refus de différents labels, malgré tous les problèmes qu’il a rencontré pendant le processus d’enregistrement (tempêtes apocalyptiques pendant l’enregistrement studio) , allant jusqu’à cambrioler le studio pour récupérer son propre enregistrement, gardé en otage par le propriétaire du studio après une dispute concernant les frais de location du studio. Cet album, c’est une partie de lui, le concentré de son enfance, son adolescence avec tout le questionnement, les sentiments et la passion violente de cette adolescence si universelle, si humaine. Devin voulait le voir naître, il voulait partager tout cela avec le monde, avec ceux qui l’écouteront et il espère voir ses sentiments partagés! Il avait fort raison car cet album, c’est tout son génie (n’oublions pas que certains des matériaux de cet album ont été écrit quand il avait 17 ans), c’est un classique parmi les classiques, c’est l’épiphanie d’un talent et le commencement du tsunami musical qu’est Devin Townsend.

L’album commence avec une voix mécanique, froid, posant le caractère cyclique et immuable de la vie elle même:

« O earth, what changes hast thou seen!
There where the long street roars, hath been
The stillness of the central sea. »

« The hills are shadows, and they flow
From form to form, and nothing stands;
Like clouds they shape themselves and go
« 

suivi d’un riff massif, comme la vague, cette 7ème vague, celle qui surprend, celle qui te frappe en pleine visage quand tu as baissé tes défenses après les premières vagues qui te ballottent gentiment jusque là, comme la vie elle même que tu prends en pleine tronche à la sortie de l’adolescence, au moment des désillusions. Tout le morceau, ce sont des nappes de guitares sur fond de batterie avec l’utilisation du clavier de temps à autre et une voix tantôt profond, boudeuse; tantôt explosant de rage, les mélodies débordent, se dilate, se contracte, comme les vagues qui vont et viennent sur la plage de la vie avant d’aller mourir dans une sorte de machine qui se serait fait court-circuitée dans un accident du cosmos.

S’en suit une interrogation sur la vie et la mort, chanson qui met en lumière les questions et les sentiments du jeune Devin face à la mort de son ami et le mûrissement de ses réflexions sur ces sujets, le ramenant vers une soif de vie bien exprimée dans la musique qui devient presque joyeuse sur ce morceau. Ça sonne l’exubérance, littéralement, ça sonne la soif de vivre, mais ça nous ramène à notre condition, c’est un appel à l’humilité face à l’immensité du monde. La vie est précieuse et il faut la vivre pleinement.

« In the exuberance of life there’s an awareness that one day we will have to look death in the eye
In death, not only are the mightiest and most humble brought down to the same level, but we’re no different from any other organism. »


Puis vient Night avec son intro de guitare âpre, rapide, agrémentée ensuite par une batterie haletante et la voix, cette fois-ci, cassée exprès et les touches de synthé qui ont quelque chose de frénétique et sauvage, avant que le refrain avec la voix devenu caressante ne vienne adoucir l’ensemble avec la pluie sous le clair de lune. L’ensemble de la chanson est versatile, comme le psychique torturé de quelqu’un au paroxysme de son anxiété, tournant des heures et des heures dans sa tête avec des échos qui reviennent sans cesse. Situation terrible dont il cherche à s’en sortir encore et encore mais Hide Nowhere! Rythme effréné, basse lourde et menaçante tout au long du morceau; il est cerné, même dans le sommeil car ça vient de l’intérieur: « I hide nowhere, they hide in my world, I have nowhere to go, dreams come as they do. »

Et puis des voix, des voix partout, beaucoup de monde parle en même temps, tout n’est plus que voix et bruit, il est interloqué, perdu dans la foule, le jour des funérailles de son ami, où il devait faire un discours, mais il s’est retrouvé désemparé devant le corps du défunt. Cette interlude terrible qui éclate en plein milieu de l’album est comme le temps qui s’arrête, une bulle hors du temps et de l’espace où il semble observer tout de l’extérieur, au ralenti avec une envolée de sa voix claire, presqu’angélique vers les hauteurs profondes.
S’ensuit un plongeons dans son monde intérieur où rien ne va, où tout est inconfortable, comme à l’extérieur, d’ailleurs. L’existence semble juste un plan cruel et absurde pour lui, les morceaux Voices in the Fan et Greeting, aériens, amples avec une harmonie profonde, abondante en nappe synthétique, illustrent de manière criant son hurlement baudelairien: « Anywhere out of the world ».
Tout cela, avant le réveil sur Regulator et son riff touffu, son rythme… régulier et martelant de la batterie. A ce moment de l’album, la musique bifurque vers quelque chose de plus sombre, de plus dramatique, comme une prise de conscience de l’existence, de son poids et de la responsabilité que cela implique d’exister et de vivre pour de bon. « I’m free again ».

Ainsi apaisé, l’hommage peut enfin être rendu à son ami assassiné, Jesse. Morceau chargé en émotion, la ligne de basse est comme le rythme de ce cœur qui a cessé de battre, bientôt accompagnée par les nappes de guitare aériennes et lancinantes. Des années après, les questions restent intactes, il ne saura jamais pourquoi ce meurtre, nous non plus. C’est comme une anomalie de l’existence, un meurtre comme ça. Un jeune garçon assassiné juste pour un chapeau, ce n’est pas juste une vie gâchée, mais plusieurs vie qui s’écroulent avec ce genre d’incidence. Alors cet hymne à la mémoire de son ami, c’est aussi une manière d’exorciser ce traumatisme, cette incompréhension face à l’absurdité du monde, à la violence et la bêtise humaine.

Bastard, pour moi, c’est l’apothéose de l’album, c’est un morceau vivant, tentaculesque, avec des pulsations créées par une basse omniprésente et massive, un riff répétitif, voire rotatif, la voix plaintive et torturée, venant du plus profond de son être. Le hurlement qui s’étire « baaaaaaasssstttaaaaarrrdddd », lancinant! La musique s’entremêle, s’entrechoque entre les sonorités différentes sur la ligne conductrice de la session rythmique tout au long du morceau. Cela fait de ce morceau une création unique. La tension est palpable à travers la musique, on visualise presque l’air qui se dilate et qui se rétracte à chaque note, et cette vibration qu’on ressent vient de l’intérieur, d’un endroit encore plus profond que le cœur, à en faire dresser la chair de poule avant d’aller épuiser les riffs en une dernière souffle de guitare à la fin du morceau.

The Death of Music enchaîne derrière ce morceau à perdre l’haleine avec d’autres pulsations, mais cette fois-ci plus calme, plus régulier, plus lointain… on entend quelques bruits de fond et une murmure qui se transforme petit à petit en chant plaintif. L’atmosphère est sombre et froid, comme venant des profondeurs. C’est la solitude dans sa forme la plus cruelle qui est question ici. Le chant plaintif se mélange aux murmures, aux autres voix, et toujours ces pulsations qui seront là tout au long du morceau. Cette morte symbolise la désillusion de Devin vis à vis de l’industrie de la musique après le grand succès qu’il a connu pendant la tournée Sex & Religion avec Steve Vai. Une sorte de prise de conscience qui lui permet de voir que cette industrie veut autre chose que ses sentiments, qu’elle n’a rien à faire des émotions qu’il souhaitent transmettre à travers ce qu’il fait. C’est le morceau d’un Devin seul et désabusé.
L’album se clôt sur Things Beyond Things, une sort de postlude tranquille avec une construction musicale beaucoup moins dense que les morceaux précédents. Une jolie manière de boucler cette boucle de questionnement, de réflexions autour de la vie, de la mort et des sentiments divers qui ont explosés tout au long de l’album. Le titre est évocateur et en total raccord avec l’ouverture: la vie est cyclique, tout ce qui se passe entre le début de la vie et la mort sont juste des choses – Things Beyond Things – ils vont et viennent, invariablement, comme les vagues.

« So don’t try to get inside
These things inside are all just things »


Et l’album se termine véritablement avec le cri, cet hurlement primitif que chacun de nous a surement eu envie de pousser à un moment ou autre de la vie. C’est un cri échappatoire qui permet d’expulser divers sentiments qui auraient stagné trop long temps dans la poitrine. Un cri salvateur.

A bien des égards, cet album se rapproche d’une œuvre cyber punk pour moi. Outre sa construction musicale dense et chargée en émotion, bien qu’il n’est aucunement sujet de dystopie ici, l’histoire qu’il raconte, ce questionnement vieux comme l’humanité avec les touches mécaniques, l’utilisation de voix de fond, des bruits parasitaires par-ci, par-là du début à la fin donnent à l’ensemble une atmosphère sombre et lugubre post-apocalyptique, il est question de vie, de mort, de rock star désabusé, d’anxiété, d’interrogation sur le lendemain, etc. Bref, un monde où tout est connu, tout semble poussiéreux, mais résolument mystérieux et moderne.