Hex : Or Printing In The Infernal Method

Artiste : Earth

Origine : Seattle, USA

Date de sortie : 2005

Genre : Ambient Metal, Stoner Rock, Americana

8 avril 1994.

Le corps sans vie de Kurt Cobain, célébrissime leader de Nirvana, est retrouvé à son domicile de Seattle. L’une des morts les plus connues de l’histoire du rock, un suicide par balle réalisé avec un fusil Remington M11.

Fusil acheté par Dylan Carlson, ami de Kurt.

Dylan Carlson est un artiste et compositeur majeur de l’underground américain, mais il a bien failli n’être reconnu que comme un malchanceux figurant de l’Histoire, dans l’ombre de cette figure désormais déifiée.

.Mirage.

Le gamin se réveille par terre. Au milieu de son salon, entre le canapé usé et l’ampli Sunn qui n’a pas servi depuis six mois. La prise jack cuivrée est noircie par endroits. C’est la troisième fois cette semaine qu’il perd connaissance comme ça.

Ce décès, et la culpabilité qui en résulta, ont accéléré la dépendance à l’héroïne jusqu’à un point où Carlson, de son propre aveu, n’était plus en état de composer quoi que ce soit. Après la sortie de Pentastar en 1995, Earth est mis en hiatus. Il faudra plusieurs années à Dylan Carlson pour se remettre et être capable émotionnellement de tenir une guitare et de composer à nouveau.

J’étais bien trop occupé à survivre et à me ressaisir. Je n’écoutais même pas de musique.

Dylan Carlson, interviewé chez Self-Titled

.Land Of Some Other Order.

Il se lève et se dirige vers la salle de bains. L’eau de douche est tiède.

Le soleil de Los Angeles fait onduler l’air sous les émanations de bitume chaud. Le gamin traverse la rue déserte. Il est écrit « Donna’s Diner, 24/7 service » sur l’enseigne. Le gamin pousse la porte.

Alors, qu’est-ce qui a aidé Carlson à ressortir des abysses ? quel a été le déclic, l’électrochoc, le sursaut ?

Arbuckle – 45 Mi.
Willows – 82 Mi.
Redding – 160 Mi.

Le gamin venait de passer Sacramento. Encore une heure et demie avant d’arriver au Motel. L’animateur radio passe la musique de ‘Dead Man’, de Neil Young.

Nous autres, public de béotiens, nous autres anonymes nous laissons parfois aller à un appétit de grandes histoires poignantes et de poncifs romancés ; on pourrait alors attendre une histoire de rédemption miraculeuse, aussi inattendue que fulgurante. Un Deus Ex Machina qui aurait tiré Carlson de sa léthargie pour le ramener au sommet. Mais la vraie vie oeuvre différemment.

.The Dire And Ever Circling Wolves.

Le taulier est un homme dans la quarantaine, calvitie prononcée. Chemise à carreaux passée de mode, soigneusement repassée et boutonnée, légèrement tendue sur un ventre trop rebondi pour la taille, sans doute du XL. Propre sur lui, le regard las. Odeur de tabac froid.

C’est moi qui ai appelé de L.A., que je lui dis.

Votre chambre est prête, faut payer d’avance. Vous pouvez mettre votre remorque à l’abri dans la remise, je garde les clefs.

Si certains chocs pouvant détruire un être humain sont brutaux et rapides, les reconstructions et les résurgences ne le sont jamais. Ce sont des processus lents. Puissants, mais lents. L’oeuvre du temps, des relations humaines, et du hasard. La musique de Earth à partir de Hex en est une bonne allégorie ; la lente reconstruction de l’humanité par un enchaînement de petites choses, de petits hasards.

Welcome to Seattle

La pluie battante sur le pare-brise couvre le bruit de la transmission qui râcle. Probablement de la corrosion sur l’arbre à came. Faut juste tenir encore un peu.

.Lens Of The Unrectified Night.

De retour à Seattle pour une visite à sa famille, en 2000, Dylan Carlson est arrêté et emprisonné pour un cambriolage perpétré trois ans plus tôt.

Un brelan. Pas mieux. Le gamin fait tapis, de toute façon l’atelier cordonnerie sera encore pour moi cette semaine, avec une main aussi pourrie. Du hip-hop tourne en boucle à la radio pendant la pause.

On est pas si importants, se dit le gamin. Ce qui est important, vraiment important, c’est ce qui manque maintenant. Quand je serai sorti, on verra bien. Quand t’y es allé une fois c’est trop facile d’y retourner. Parce qu’ils t’ont marqué, ils te tiennent. Ça vaut pas le coup. Va falloir se concentrer sur l’important.

.An Inquest Concerning Teeth.

Le gamin ouvre la lettre du tribunal correctionnel de l’Etat de Washington. Six mois de Travaux d’Intérêt Général pour sa réduction de peine. Il retourne au comptoir et prépare un café. T’en as pour un moment à crécher ici, pas vrai ? Possible, que je lui réponds en lui servant. Va falloir que je m’occupe après le boulot.

Mon pote a toujours une Telecaster à vendre, si ça t’intéresse. Modèle de ’72.

T’aurais pas un peu de nettoyant pour cuivre par hasard ?

Après être sorti, Dylan Carlson a voulu rejouer de la musique, sans plan précis en tête. Juste retrouver ses sensations. Quelque chose de simple, juste quelques riffs. C’est à ce moment qu’il a commencé à sortir avec Adrienne Davies, batteuse de talent, et fan de Earth de la première heure.

.Raiford (The Felon Wind).

Sous leur collaboration est né un son plus épuré. Et paradoxalement plus puissant ; les temps sont marqués, la ponctuation apporte une retenue qui permet de mieux libérer l’émotion. La tonalité des guitares est cristalline, avec assez d’effets et d’écho pour évoquer ce son de bottleneck blues du désert. Un riff lent qui caresse une plaine aride de Western, sous un soleil couchant.

Pour moi, la musique est un principe cosmique qui existe indépendamment de nous et en tant que musiciens, nous avons la chance d’être un chaînon et de servir de lien entre tout ça. On ne fait qu’ajouter notre perception. […] Je veux dire, à qui appartient le blues, à qui appartiennent la country et le rock ? C’est bien plus grand et large qu’une histoire de groupe ou de personne.

Carlson interviewé sur Postgraduate Massacre

Fortement influencé par les romans de Cormac McCarthy, et en particulier Blood Meridian, Carlson voit le continent Américain comme un tout, une entité vivante, une volonté plus que comme une simple étendue de terre. Un ensemble organique de lieux, de sensations, de personnes, de forces et de flux. Carlson a recommencé à composer et à jouer dans le continuum d’énergies et d’influences dont il se sait n’être qu’une pièce. Adrienne et lui, vecteurs de quelque chose de plus large, qui les précède.

Et puis, le hasard.

.The Dry Lake.

La boutique d’encadrement photo sur la 9e était petite, mais bien remplie. Des rayons bien rangés. C’était le troisième petit boulot depuis sa sortie ; y’avait pire. Deux nouveaux clients qui poussent la porte, déclenchant la sonnerie tout droit sortie des années 30.

Vous êtes Dylan Carlson ?

Qui le demande ?

On a vu votre interview sur Doomrock.com. Ça vous dirait de refaire un concert de Earth ?

C’était pas spécialement dans mes plans. J’ai recommencé à jouer mais différemment.

On n’a qu’à vous brancher un ampli et on verra ce que ça donne. Vous appellerez ça comme vous voudrez.

Plusieurs personnes l’ont contacté au fil du temps pour ressortir des trucs ou faire des concerts. La réputation de Earth restait vive malgré les années.

Allô ?

C’est Mike. Ça baigne ?

Le gamin lui répond qu’on fait aller. Les petits boulots paient pas toujours des masses.

Ecoute, j’ai une fenêtre de tir, j’aimerais ressortir ton Sunn Amps and Smashed Guitars. 1000 exemplaires, plus si ça part bien. Peut-être un ou deux concerts pour la promo. T’en dis quoi ?

C’est la démo qu’il avait joué avec Kurt.

.Tethered to the Polestar.

Le fait que Carlson ait alors accepté la proposition de Mike Quinn, patron du label No Quarter, tient sans doute à peu de chose. Cela faisait sept ans depuis le drame, et il avait recommencé à jouer ce qui a sans doute pesé favorablement sur sa confiance en lui.

En amenant cette sérénité nouvelle dans le jeu et dans le son, en amenant des éléments d’improvisation jazzy, et avec ces quelques coups de pouce ça et là, Dylan Carlson a fini par naturellement remettre le nom de Earth dans son travail.

Et c’est ce qui a mené à la naissance de Hex – Or Printing In The Infernal Method ; une ode de Earth à l’Amérique vivante et immanente, à la violence de la vie, au Grand Tout des musiques américaines, à Dead Man de Neil Young, et à Blood Meridian de Cormac McCarthy.

Tout comme plein de choses dans la vie, c’est juste arrivé comme ça. J’ai pas de « grand plan » réglé à l’avance, contrairement à ce que certains peuvent penser.

Dylan Carlson sur Westword.com

Earth n’est pas « revenu à la vie » à un moment précis, daté par un évènement plus qu’un autre. Earth n’avait jamais cessé d’exister toutes ces années.

Earth est le flux continu et infini des influences culturelles, dont deux humbles personnes se font l’instrument de nos jours. Ils ont simplement exprimé de nouveaux traits à un visage familier.

Earth existait avant Adrienne Davies, avant Sub Pop, avant Dylan Carlson, avant l’Amérique.

Earth est la Continuité.


Sources

Interviews diverses de Dylan Carlson sur la période de hiatus et sur le processus de création de Hex ; Or Printing In The Infernal Method :