Acte II: Post-prog, art rock
Album 2 : Tormato
Artiste : Yes
Origine : Angleterre
Souvenez-vous, la semaine dernière se posait la question « à quel moment Genesis est passé du prog à la pop ? », et il en était ressorti que malgré la gradualité du processus, le And Then There Were Three de 1978 avait marqué une étape décisive dans cette évolution. Aujourd’hui, c’est d’un autre géant du prog 70s qu’on va parler, Yes. Et comme pour Genesis, ceux qui ne connaissent la carrière du groupe que de loin peuvent légitimement se demander comment il est passé des compositions alambiquées de Fragile ou de Close To The Edge en 72 au hard FM rentre-dedans et direct d’Owner Of A Lonely Heart ou Changes en 83. Et malgré l’apparente similarité des deux trajectoires, on va vite voir qu’elles n’ont en fait que peu en commun.
Car si Genesis, même dans ses années les plus progressives, a toujours gardé une accroche relativement « pop » et un sens de la mélodie charmeuse, Yes est au contraire passé par des fases beaucoup plus opaques et excessives, simbolisées par le double album de la démesure Tales From Topographic Oceans de 1973. Cependant, à l’aube de l’année 1978, la tendance s’est déjà clairement inversée. Sorti en 1977 après une pause de plus de deux ans, Going For The One marquait un net retour du Yes certes toujours ambitieux mais plus lisible et harmonieux des grandes années 1971-1972, avec également une légère touche arena rock plus en fase avec la deuxième moitié 70. Et sans égaler l’intouchable trio Yes Album-Fragile-Close To The Edge, ce disque contenait assez de moments géniaux pour constituer un retour plein de promesses. Une fois la tournée achevée, la bande passe le printemps 1978 à enregistrer le disque suivant, dans des conditions plutôt houleuses qui voient les anciennes tensions entre membres resurgir. Malgré cela, l’enregistrement s’achève en juin et l’album, baptisé Tormato, sort en septembre 1978.
Alors, que vaut-il ce Tormato? Un pas de plus vers le Yes des années 80 mais avec encore assez de restes des années 70, dans la continuité de l’excellent Going For The One? Il avait tout pour l’être, mais le résultat est finalement assez inégal. Parlons d’abord des points forts, et il y en a deux de poids, Don’t Kill The Whale et Release Release. Le premier est probablement ce qui se rapproche le plus de ce que Yes fera quelques années plus tard, se montrant plus direct et accrocheur que quasiment tout ce que le groupe avait fait jusque là avec ses mélodies sucrées, sa ritmique entrainante et ses airs de clavier charmeurs, un véritable bijou qui mérite largement sa place parmi les grands classiques du groupe. Le deuxième, Release Release, rappelle un peu le morceau-titre de Going For The One par sa spontanéité rock, mais pousse l’idée encore plus loin en épurant au maximum la formule, peut-être sous l’influence du courant punk contemporain. Quoiqu’il en soit, ce titre est incroyable, Yes se montre plus énergique et vivace que jamais, Steve Howe enchaine les riffs survoltés, le refrain est des plus irrésistibles, tout comme la courte mais riche section instrumentale où un Howe décidément en état de grace offre un solo de grande classe, du très grand Yes, plus accessible et tubesque qu’il ne l’a jamais été tout en gardant son élégance prog, un vrai régal! Cependant, le reste de l’album peine à se montrer à la hauteur de ces deux bijous. Sans être complètement ratés, les morceaux prog se voulant plus ambitieux et moins pop tels On The Silent Wings Of Freedom ou Arriving UFO peinent à vraiment convaincre, le tranchant et la classe des monuments du passé manquent cruellement et le groupe se retrouve parfois à retomber dans ses travers nébuleux de 73-74. Future Times/Rejoice remonte quelque peu la pente, offrant quelques motifs beaucoup mieux ficelés et cohérents, dans un registre proche de Going For The One, mais sans l’étincelle de magie qui sépare un bon morceau d’un morceau exceptionnel. Saluons tout de même l’originalité de Circus Of Heaven, dont la légèreté des mélodies rappelle le Yes Album mais avec une ambiance plus acidulée et des claviers plus modernes, une belle perle cachée.
Difficile donc d’avoir un avis global sur Tormato tant il souffle le chaud et le froid. Inspiré et brillant dans ses moments plus pop et accessibles, le disque anticipe en cela la future orientation du groupe, même si on reste loin de 90125 et du riffage hard FM de Trevor Rabin, la patte Yes « d’avant » est encore bien là et régale. Cependant, le groupe se montre moins pertinent et presque ennuyeux lorsqu’il tente de renouer avec les compositions plus clairement prog, même avec des ambitions moindres (le titre le plus long ne dure que 7:47). La formule semble en effet usée et les éclairs de génie de la période 71-72 ou même de Relayer ou Going For The One semblent désormais loin.
Enregistré dans des conditions déjà tendues, Tormato ne contentera ni les critiques, ni les membres eux-mêmes conscients que le disque manque de cohésion. Les divergences entre d’un côté Anderson et Wakeman, partisans du « vieux Yes » très ambitieux et fantastique, et de l’autre Howe, Squire et White, désireux de creuser le côté plus vivace et direct entrevu sur Going For The One et surtout Tormato, aboutiront au départ des premiers cités fin 1979, remplacés à la surprise générale par deux membres des Buggles, récemment propulsé au rang de superstars après le succès du tube new wave Video Killed The Radio Star. On aurait alors pu croire que Yes prendrait une direction pop rock 80s plus clairement assumée et tendrait plus nettement vers 90125, mais avec ce groupe rien n’est jamais simple! Redoutant sans doute un accueil critique et commercial virulant après le remplacement du vocaliste historique par un chanteur new wave contemporain, Yes revient en 1980 avec un Drama certes légèrement teinté de new wave mais finalement plus proche du style des classiques de 71-72 que quasiment tout ce qui a été fait depuis. Et le pire dans tout ça, c’est que ce disque sera sans aucun doute le meilleur depuis Close To The Edge, et l’album le plus sous-estimé de tout le répertoire du groupe, rien que ça!