Acte II: Post-prog, art rock
Album 6 : Exposure
Artiste : Robert Fripp
Origine : Angleterre
On en parlait la semaine dernière lors de l’épisode consacré à Peter Gabriel 2 où il était très impliqué, aujourdui c’est son tour d’être au centre de l’attention, je parle évidemment de l’incontournable, du prodigieus, de l’unique Robert Fripp! Ayant déjà révolutionné la musique moderne au sein du groupe King Crimson entre 1968 et 1974, Fripp multiplie par la suite les collaborations de légende, allant des expérimentations ambiantes avant-gardistes aux côtés de Brian Eno au glam rock pré-new wave chez David Bowie en passant évidemment par les débuts en solo de Peter Gabriel auxquels il a beaucoup contribué. En plus d’élargir considérablement une palette musicale déjà très vaste, il profite de cette période pour développer ce qui deviendra l’une de ses spécialités, les Frippertronics, un sistème de bandes sonores passées en boucle et créant un arrière-plan musical ipnotique sur lequel s’ajoutent les autres textures. Cette tecnique apparait pour la première fois sur l’album No Pussyfooting en 1973, enregistré avec Brian Eno alors que Fripp était encore chez King Crimson, avant d’être approfondie par la suite.
Mais si Fripp a toujours été entouré de génies qui ont stimulé sa créativité autant qu’il a stimulé la leur, un courant musical va le pousser à revisiter son approche au cours de l’année 1977, le post-punk new-yorkais. Il perçoit en effet chez des groupes comme Blondie, Television ou les Talking Heads une spontanéité, une immediateté qui pourtant n’empêche pas une grande richesse sonore ni un gout prononcé pour l’expérience. Il déménage donc à New York et s’infiltre peu à peu dans cette scène, s’imprégnant de son esprit, de son atmosfère, jusqu’à en cerner tous les contours pour ensuite l’incorporer à sa propre palette. Débordant d’idée, Fripp envisage d’abord la conception d’une trilogie d’album conjointement avec Peter Gabriel et Daryl Hall, projet dont les sessions d’enregistrement débutent durant l’été 1977 avec pour but la sortie simultanée des trois albums. Quelques embuches perturberont le projet, notamment la réticence de la maison de disque de Hall à s’engager dans un projet aussi expérimental et donc potentiellement peu rentable, ce qui retardera les sorties des albums de Hall et Fripp. De son côté, Gabriel n’attend finalement pas ses deux comparses et sort son disque en juin 1978, le fameus Peter Gabriel 2 décrit la semaine précédente. Il faut ensuite attendre juin 1979 pour voir la sortie du premier disque solo de Fripp, batisé Exposure, tandis que celui de Daryl Hall, Sacred Songs, ne sort qu’en mars 1980. Les plus tatillons d’entre vous pourraient alors objecter sur le fait qu’un album sorti en 1979 soit traité dans cette rubrique, mais son enregistrement s’étant déroulé de juin 1977 à janvier 1979, vous conviendrez que la majorité des sessions se sont déroulées en 1978. Par ailleurs, un monument comme Robert Fripp mérite bien une petite entorce à la règle!
Avant de parler des morceaus, jetons d’abord un oeil à la liste des musiciens! On y trouve donc pêle-mêle Tony Levin, Phil Collins, Naralda Michael Walden (du Mahavishnu Orchestra entre autres), Peter Hammill (Van Der Graaf Generator), Barry Andrews (XTC), en plus de Peter Gabriel et Daryl Hall qui chantent sur quelques titres, difficile de faire plus alléchant! Si beaucoup de plateaus de rêve ont déçu dans l’histoire, dans le cas d’Exposure les talents ne se sont pas seulement ajoutés, mais même multipliés! Après quelques années à explorer des orizons plutôt électroniques, Fripp renoue avec les riffs métalliques qui caractérisaient le King Crimson deuzième époque et balance un incroyable lot de missiles dévastateurs avec Disengage, Breathless et NY3, bien soutenu par les ritmiques intenses de Collins et Walden, tout simplement gigantesque! Ces titres se démarquent cependant des envolées de la trilogie Larks-Starless-Red par leur côté plus direct, plus concis, plus immédiat, une conséquence de l’immersion new-yorkaise de Fripp qui s’était lancé le défi de réussir un album ambitieus et créatif sans dévier du format « pop », ce qui explique la courte durée de la plupart des morceaus. En marge de ce registre très métallique et agressif, Exposure offre quelques douceurs de très haute qualité, telles le déchirant blues North Star sublimé par la voix de Daryl Hall, l’ambiant Mary et ses envoutantes nappes de Frippertronics, ou encore le très viscéral Chicago où c’est cette fois Peter Hammill qui colle le frisson avec son chant sortie des tripes, du génie à l’état pur, complètement hors du temps et épatant de classe! Et Peter Gabriel dans tout ça? Bien qu’il ne chante que sur un seul morceau, Here Comes The Flood, sa prestation de légende suffit à en faire l’un des moments les plus marquants du disque! Ce titre figurait à l’origine sur le premier album solo de Gabriel, mais ayant trouvé cette première version trop grandiloquente et surproduite, il décide d’en enregistrer une version plus épurée et minimaliste pour Exposure, seulement accompagné du piano et de quelques Frippertronics bien dosés, et le résultat est juste resplendissant de beauté, les mélodies d’origine sont transcendées, le refrain frissonnant, tout est parfait, au point que cette segonde version effacera des mémoires la première! Enfin, les plus attentifs se souviendront sans doute qu’il a été question la semaine dernière d’un brillant morceau nommé Exposure sur Peter Gabriel 2, co-écrit avec Robert Fripp et rempli de boucles de Frippertronics, et bien sachez qu’on le retrouve ici! Même basse groovy de Levin, mêmes Frippertronics ipnotiques, seule la voix de Gabriel manque à l’appel, remplacée par les cris de Terre Roche et la voix robotique de Fripp qui répète en boucle le nom des huit lettres qui forment le mot « Exposure », pour un résultat tout aussi prodigieus que la version Gabriel!
Alléchant sur le papier avec ses invités de rêve et ses ambitions, Exposure est bien le chédeuvre absolu qu’on pouvait attendre! Robert Fripp réussit l’exploit de faire converger son riffage prog métallique hérité de ses années King Crimson, ses expérimentations électroniques ultérieures et son récent attrait pour le post-punk new-yorkais, signant un disque colossal aussi bien par sa créativité que son accroche! Notons par ailleurs que son objectif initial de jouer la musique progressive en se restreignant au format pop immédiat et de courte durée est bien atteint et contribue ainsi à redéfinir la musique progressive à une époque où elle est en pleine transformation.
Si le succès commercial ne sera pas au rendez-vous, Exposure recevra un accueil critique quasi unanime, beaucoup saluant sa richesse et sa variété. Pour Fripp, ce disque marquera le début d’une nouvelle ère, à la fois fidèle au passé et tournée vers l’avenir. En effet, ce mélange unique entre héritage Larks-Starless-Red et apports musicaux ultérieurs sera à l’origine de la refonte de King Crimson en 1981 en compagnie de Tony Levin, omniprésent sur Exposure, du revenant Bill Bruford (seul rescapé de la trilogie de 73-74 si on excepte le patron) et d’Adrian Belew, dont les récentes collaborations avec David Bowie, Frank Zappa et les Talking Heads ont épaté Fripp. S’en suivra une nouvelle trilogie de légende, Discipline-Beat-Three Of A Perfect Pair, approfondissant les idées ébauchées sur Exposure et les divers projets ultérieurs de Fripp menés entre 1979 et 1981, et écrivant ainsi quelques nouvelles pages dorées dans la brillante carrière de Robert Fripp.