Nous y voilà ; la moitié de 2023 est passée. Nous avons encore survécu à une demi-année dans un monde de plus en plus ravagé, une demi-année de records de températures battus et de catastrophes climatiques toujours plus intenses dans l’ignorance générale de nos chers dirigeants, une demi-année de glissement toujours constant vers l’illibéralisme et la normalisation du fascisme. Pas de quoi se réjouir, certes. Mais on peut à tout le moins se taper collectivement sur l’épaule pour se féliciter d’avoir tenu jusqu’ici.
Au milieu de cette shitstorm permanente je n’avais pas spécialement en projet de me plier à un exercice de “rétrospective”, mais je fus convaincu par quelques amis, au moins pour le plaisir rassurant d’écrire un peu et de me re-pencher sur les albums qui ont eu jusqu’à présent le plus d’impact sur moi.
Voici donc une modeste liste de huit albums sortis cette année et qui, je pense, méritent toute votre attention.
Esben and the Witch – Hold Sacred
Modern Folk / Post-Rock – Royaume-Uni
Nostromo Records
Malgré leurs quinze années au compteur, je n’avais que vaguement entendu parler d’Esben and the Witch avant leur annonce à l’affiche du Roadburn 2023. J’ai bien écouté rapidement leurs albums pour me faire une meilleure idée de ce groupe que tous mes camarades de festival encensaient, mais les aléas du planning me placèrent devant d’autres concerts le jour J.
Sentant que j’étais passé à côté de quelque chose de qualitatif, je me suis décidé d’aller les voir à Paris, quelques semaines plus tard. J’étais loin de me douter d’à quel point “qualitatif” est un euphémisme.
Ces trois personnes, juste là, qui devaient avoir à peu près mon âge et se tenaient à une paire de mètres de moi, ont livré une performance si douce, si puissante, si parfaitement imparfaite que mes frissons sont encore vivaces à l’écriture de ces lignes. Le chant et la présence de Rachel Davies sont proprement éblouissants dans la pénombre du Petit Bain ; chaque ton, chaque inflexion de sa voix porte un monde d’émotions et d’expériences. Ces trois personnes qui jouent devant nous ont vécu, ont aimé, se sont battus, ont eu le coeur brisé. Ils ont connu la joie, l’amertume, la déception, ils se sont relevés et ont continué. Leur performance exprime la vie dans ce qu’elle a de plus vrai et de plus touchant.
Je pensais n’avoir eu que le temps de survoler leur discographie avant ce concert, et pourtant je me suis surpris à connaître par coeur chaque chanson de la setlist, composée d’une majorité de titres de leur dernier album Hold Sacred, et de classiques tirés de A New Nature ou Nowhere. Une setlist parfaite pour un concert parfait.
Hold Sacred est leur album le plus dépouillé dans la forme, le groupe ayant souhaité revenir à l’essentiel ; guitare, claviers, voix, paroles. Moins de riffs, point d’assauts de basse saturés, et pourtant une intensité qui n’envie rien au reste de la discographie. C’est un album qui s’immisce sous la peau sans même que l’on ne le réalise ; un des albums les plus importants de l’année et un grand classique en devenir.
L’album est disponible à l’écoute (et à l’achat) sur Bandcamp :
Dodheimsgard – Black Medium Current
Black Metal – Norvège
Peaceville
Est-ce que j’ai vraiment besoin de m’étendre sur ce cas ? Dødheimsgard sont des légendes du Metal, ils ont repoussé les codes du Black Metal à de nombreuses reprises et la totalité de la presse a déjà encensé leur nouveau bestiau. Alors si vous n’avez pas déjà développé une obsession inquiétante pour cet album, qu’est-ce qui tourne pas rond chez vous ?
Bon, avant de me prendre une claque sur le museau méritée – petit élitiste prétentieux que je suis – je tiens à préciser que je ne suis pas un grand fan inconditionnel de la bande à Vic. J’ai un grand respect pour leur carrière mais le dernier album qui m’a réellement retourné chez eux est 666 International. Pourquoi un tel emballement pour Black Medium Current alors, me direz-vous ?
Parce que cette fois, l’accent est clairement mis sur l’équilibre et l’atmosphère. Avant-gardiste, cet album l’est sans aucun doute, et de la technicité et des plans inattendus, il y en a. Mais l’essentiel de cet album tient à sa fluidité, tout bonnement parfaite. Les chants clairs, les riffs cristallins pleins de Funk et de New Wave, les grooves irrésistibles à l’oscillation du popotin s’entrelacent si naturellement avec les trémolos Black Metal et les blast beats les plus torrentiels, que ce Black Medium Current sonne comme un nouveau maître étalon du genre : dorénavant, ceci est le standard de “comment composer du Black Metal”. Rien moins que ça.
L’album est disponible à l’écoute (et à l’achat) sur Bandcamp :
Hasard – Malivore
Orchestral Black Metal – France
I, Voidhanger Records
Le sieur Hazard est l’un de nos trésors nationaux les mieux cachés et les plus précieux. La simple évocation de son curriculum devrait suffire à convaincre quiconque est versé dans les arcanes hexagonales : évoluant sur le devant de la vague du Black Metal français depuis 2001 avec des projets comme Way to End et des apparitions chez Pensées Nocturnes, il a été plus largement remarqué récemment avec son projet solo de musique orchestrale gothique et avant-gardiste, Les Chants du Hasard.
Nous avons donc un compositeur formé à la musique orchestrale, qui revient au Black Metal après s’en être émancipé. Pour autant, ne vous attendez pas à une espèce de “Black Metal Symphonique” ringard et pompeux ; le monsieur met son docte talent au service d’intentions bien précises.
L’épine dorsale de chaque morceau est construite sur des instruments orchestraux (piano, clavecin, orgue, violons…) et enveloppé dans des spirales étouffantes de riffs et de blasts, plongé dans des tourments sonores sans fin.
C’est bien simple : Malivore est un album terrifiant. Digne des pires cauchemars des Grands Anciens de Blut Aus Nord. Je ne suis pas sûr que je me remettrai de cet album un jour, et pourtant je ne cesse d’y revenir, encore et encore.
L’album est disponible à l’écoute (et à l’achat) sur Bandcamp :
Earth – Even Hell Has Its Heroes OST
Drone / Ambient Metal – USA
Indépendant
Si vous me lisez de temps en temps, il ne vous aura pas échappé que j’aime bien Earth (euphémisme). Vous vous doutez de mon émotion lorsque, au premier janvier, sort cette bande originale d’un documentaire retraçant les trois décennies de vie du groupe ; l’année n’aurait pas pu mieux commencer.
Even Hell Has Its Heroes n’est pas un “album” de Earth à proprement parler, la galette n’a donc pas l’homogénéité stylistique et thématique qu’on connait aux opus de studio. Au contraire, c’est une ode à toutes les facettes que Dylan Carlson et Adrienne Davies ont donné à Earth tout au long de la route : les drones bruts sont plus présents qu’ils ne l’ont étés depuis bien longtemps, les grooves imparables d’un Pentastar s’invitent à la danse avec l’abrasivité que l’on pouvait trouver dans Primitive and Deadly, ou avec le minimalisme et la simplicité de Full Upon Her Burning Lips. La grandiloquence et la part belle à l’improvisation dont Earth sont capables sont également célébrés avec pas moins de deux versions différentes de l’iconique The Bees Made Honey in the Lion’s Skull.
Mais derrière cette variété inédite restent toujours ces fondamentaux de composition laconique et efficace : toujours être au service du feeling, ne jouer que des riffs qui valent la peine d’être répétés. La recherche de la simplicité à travers une vie de pratique.
Even Hell Has Its Heroes est une célébration de tout ce que Earth est et a été, et n’exige pas d’être pris d’un bloc ; l’album peut être un compagnon de route pour des moments plus ou moins fugaces, abordé par petits pas. La musique vous gagnera progressivement, peu importe le chemin.
L’album est disponible à l’écoute (et à l’achat) sur Bandcamp :
Si vous voulez en lire plus sur Earth :
Lankum – False Lankum
Irish Folk – Irlande
Rough Trade Recordings
Si Lankum ont leur petite notoriété de ce côté-ci de la Manche, leur réputation n’est déjà plus à faire sur leurs îles de naissance ; depuis leur album The Livelong Day ils font partie des artistes les plus importants d’une musique Folk moderne, vivante, et pourtant profondément et sainement enracinée dans les traditions dont elle est issue.
Le travail de Lankum est plein de dualités : de l’ADN des vieux standards repris et réappropriés dans des tonalités et des ambiances aux inspirations bien contemporaines, aux compositions originales puisant dans un substrat d’expérience intergénérationnelle, de la tradition à l’expérimentation. Des chansons à chanter en choeur apportant un confort et un sens de la communauté poignants, ou expurgeant les angoisses les plus tenaces devant les difficultés de la vie, ou tout cela à la fois.
Il est impossible de ne pas être instantanément happé dès les premiers frissons de Go Dig My Grave et de le rester jusqu’à la dernière note de The Turn. Bien que Lankum eux-mêmes ne revendiquent aucune prééminence ni aucun flambeau sur la musique folklorique Irlandaise, se présentant plutôt comme une porte d’entrée que comme une référence, leur capacité à incarner tout ce qu’il y a de plus profond et de plus fort dans la musique traditionnelle populaire est évidente.
Ils sont la communion entre l’ancienne sagesse et les peines des fantômes passés, et les flamboyants espoirs collectifs des êtres de chair et de sang.
L’album est disponible à l’écoute (et à l’achat) sur Bandcamp :
Spirit Possession – Of The Sign…
Tourbillons de ØÜGHS – USA
Profound Lore
ØÜGH.
Bandcamp. Album. Toi acheter ou être terrassé :
BIG|BRAVE – Nature Morte
Drone / Amplified Folk / Experimental – Canada
Thrill Jockey
Peu de groupes m’ont autant marqué que BIG|BRAVE ces dernières années. Au tout premier jour du Roadburn 2022, j’entrai dans la scène du Terminal et dans cette capsule hors du temps de drones, de saturations et de sentiments que le trio Canadien semble pouvoir construire sans effort. J’en ressortis définitivement marqué par ce mélange de saturation totale et de surpuissante fragillité – la première fois que je ressentais cela depuis Portishead, onze ans plus tôt.
Les voir de nouveau un an plus tard, mais cette fois sur la grande scène, fut une naturelle consécration de BIG|BRAVE comme l’un de mes groupes essentiels.
BIG|BRAVE ne sont pas un groupe de Metal, mais ils pratiquent bien la sorcellerie à base de guitares, de pédales et d’amplis. Ils ne sont ni “Drone-Doom” ni “Post Metal” mais ils construisent des couches infinies de drones saturés, des crescendos longs comme des albums entiers et des déferlantes vertigineuses. BIG|BRAVE ne sont pas un groupe de Metal, et pourtant ils produisent plus d’intensité sonore que 90% de la scène.
Nature Morte est nettement moins monolithique que les précédents albums du groupe, mais cette toute nouvelle variété produit un impact encore plus insoutenable. A travers la douceur, l’amertume à fleur de peau et les riffs planétaires, il est impossible de ne pas entendre, de ne pas prêter attention à ce qui est dit, ce que Robin Wattie exprime. Et ce qui est dit n’a pas été écrit pour nous entretenir dans une confortable ignorance choisie ; cette expression directe et sans concession est, à mon sens, le coeur dont naît toute l’impossible intensité sonore et émotionnelle de BIG|BRAVE.
Nature Morte est un moment de grâce. Pas de ceux qui vous mettront à l’aise, mais de ceux qui vous font réfléchir et grandir. Un immense album.
L’album est disponible à l’écoute (et à l’achat) sur Bandcamp :
Fire-Toolz – I am upset because I see something that is not here.
Experimental / New Age Screamo – USA
Independent
Depuis de nombreuses années, j’entretiens avec une bande de camarades de débauche une longue traditions de private jokes à propos de la Fingercow. La Fingercow pourrait être présentée comme un design 3D un peu farfelu, crée aux âges sombres de la fin du millénaire précédent par l’artiste Bill Graham, mais j’ai toujours préféré la définir comme un petit mammifère espiègle, pataclopant gaiement dans les massifs de l’atoll de Pom Pom Galli. Pour nous, ce truc incongru représentait tout une esthétique de kitsch, de création numérique fait maison ne se prenant pas au sérieux et n’ayant aucun but précis, un travail artistique fondamentalement chevillé aux recoins obscurs des balbutiements des Internets 1.0.
(Si obscur que la Fingercow et son créateur ont apparemment disparu de Wikipédia et des résultats Google d’ailleurs… Si quelqu’un retrouve leur trace, écrivez-nous)
Le projet Fire-Toolz de l’artiste américaine Angel Marcloid m’a tapé dans l’oeil il y a quelques mois, faisant résonner en moi ces mêmes cordes sensibles au web kitsch.
La musique s’est révélée largement à la hauteur du potentiel visuel : pour vous représenter ce qui se passe là-dedans, on pourrait évoquer la vaporwave, le screamo, les moments les plus lumineux du prog de Genesis, Marillion ou des débuts de Dream Theater, des synthés, du breakbeat, le tout dans un patchwork de collages sonores bruitistes.
En pratique cependant, Fire-Toolz est un voyage jubilatoire et barré à travers champs et paillettes, s’aventurant à droite à gauche entre la bizarrerie assumée et les saillies robotiques avec une déconcertante facilité d’écoute. I am upset because I see something that is not here est comme un délire que l’on aurait, laissant divaguer son esprit à travers les associations les plus absurdes, avant de réaliser que quelque part sur le réseau existe au moins une personne capable d’investir du temps et du talent pour donner corps et couleurs flashy à nos élucubrations.
Et le simple fait que ce genre de connexions existe encore me redonne un peu d’espoir en l’humanité.
Si l’émerveillement chelou et éternel vous intéresse, sachez que l’album est disponible à l’écoute (et à l’achat) sur Bandcamp :