Artiste : The Allman Brothers Band
Origine : États-Unis
Date de sortie : 1969
Genre : blues rock, jazz rock
Note : 10/10
C’est l’histoire de deux frères, et de quelques rencontres décisives. Nous sommes en 1968, le guitariste prodige Duane Allman et son petit frère chanteur-organiste Gregg officient depuis 3 ans dans le groupe Hour Glass (anciennement The Escorts puis Allman Joys), mais peinent à trouver le succès malgré d’indéniables qualités entrevues sur leurs deux albums studio. L’aventure prend fin lorsque Duane quitte le groupe pour s’établir comme guitariste de studio en Alabama, tandis que la carrière de Gregg subit de son côté un gros d’arrêt. Cependant, vite lassé de ne pas pouvoir jouer ce qu’il veut, Duane décide de fonder son propre groupe en 1969 en compagnie de quelques habitués des jams studio qu’il fréquente depuis un moment, le bassiste Berry Oakley, le guitariste Richard « Dickey » Betts, le claviériste Reese Wynan et les deux batteurs Jai Johanny Johanson et Butch Trucks, ce dernier ayant déjà collaboré avec les frères Allman au sein du groupe The 31st Of February. Si au départ le poste de chanteur est partagé par Duane Allman, Dickey Betts et Berry Oakley, Duane est de plus en plus convaincu que son frère Gregg ferait un vocaliste parfait pour son nouveau groupe sans nom, et le rappelle donc pour tenir le micro et jouer de l’orgue, provoquant ainsi le départ du claviériste Resse Wynan. L’équipe classique du groupe, celle qui écrira les plus belles lettres de son histoire, est donc formée, et il ne reste plus qu’à lui trouver un nom. La réunion avec son frère dont il était éloigné depuis la séparation d’Hour Glass inspire alors à Duane le nom d’Allman Brothers Band, un nom qui ne quittera plus jamais la bande.
Désormais basés dans l’état de Géorgie, les Allman Brothers se forgent une solide réputation en multipliant les concerts locaux, tout en développant une complicité fraternelle très forte entre eux, et pas seulement entre les deux frères de sang, une vraie famille est née. Au fil des sessions et des concerts se forge également l’identité musicale du groupe, née de la rencontre le bagage blues et rock commun à tous les membres, celui plus country de Dickey Betts et celui très jazz de Johanson et Duane Allman, un mélange ambitieux dont la renommée conquiert peu à peu tout le sud-est des États-Unis. La carrière des Allman Brothers bondit encore d’un cran lorsque fin mars 1969 ils sont invités à faire la première partie du Velvet Underground à Boston, une occasion en or de se faire connaitre en dehors du vieux sud qui ne sera pas gachée! Signé chez le petit label Capricorn, qui deviendra vite l’un des principaux promoteurs de la vague rock sudiste de la décennie suivante, le groupe enregistre et mixe les morceaux de son premier album studio en août 1969 en seulement deux semaines, s’étant auparavant établi à New York, loin de son sud natal. Laissé sans nom, le disque sort en novembre de la même année, la carrière des Allman Brothers est lancée!
Difficile de savoir par où commencer tant tout l’album oscille entre le grandiose et le grandiosissime, mais commençons par ses deux plus grands bijous que sont Dreams et Whipping Post! Sur le premier, le groupe offre une merveille de jazz rock assez sombre mais absolument magistral, où l’ambiance envoutante forgée par la section ritmique se marie à merveille avec les nappes d’orgue feutrées et les mélodies de guitare frisonnantes de beauté. Et que dire de la prestation vocale de Gregg Allman, dont le chant lancinant et hanté prend aux tripes et contribue grandement à l’atmosfère lugubre du morceau, ou encore de ce solo de guitare plein de classe du petit frère Duane, dont le talent ne pouvait manifestement pas resté inconnu bien longtemps. Parlons maintenant du segond bijou absolu de l’album, Whipping Post. Cette fois, même s’il subsiste quelques accents jazzy, on navigue en territoires blues rock plus ortodoxes, mais attention pas question de faire dans le traditionnel quelconque, ce morceau est brillantissime sur tous les points! Là encore, les riffs de Duane et Dickey Betts associés aux délicieux airs d’orgue et au chant de Gregg font des merveilles, aussi bien dans les couplets très groovy que le refrain poignant, et encore plus dans la prodigieuse partie instrumentale, un vrai régal du début à la fin, et une place déjà réservée parmi les plus grands classiques de cette époque!
Évidemment il était peu probable que le reste de l’album soit aussi monumental, mais redescendre d’un cran une barre placée si haut ne veut pas dire basculer dans la banalité bien au contraire! Ainsi, un blues rock épuré comme It’s Not My Cross To Bear a beau ne rien inventer, le groupe parvient à le sublimer grâce à sa patte unique, le genre d’étincelle qui différencie les grands des très grands. Difficile également de résister au délicieux et funky Black Hearted Woman, où les riffs plus saccadés et la voix plus nerveuse impriment un groove des plus intenses, à rapprocher du funk rock pratiqué par les Meters ou Sly And The Family Stone à la même période. Et lorsque ces accents funky se combinent avec le blues à teintes jazzy entendu sur Whipping Post, ça donne un Every Hungry Woman absolument magique et frissonnant, transpirant la classe par tous les pores, sans doute le morceau se rapprochant le plus du niveau des deux intouchables du disque. Le groupe rend également un bel hommage au roi Muddy Waters avec la reprise du classique Trouble No More, dont l’entrain originel est parfaitement remis au gout de la fin 60, et qui connaitra une segonde jeunesse en s’imposant comme un incontournable des concerts de la bande.
Bénéficiant aussi bien de la maitrise instrumentale de ses membres que des idées géniales du principal compositeur Gregg Allman, les Allman Brothers signent un départ canon avec un premier album magistral de bout en bout. Déjà prometteurs du temps d’Hour Glass malgré un format r’n’b plus concis, les frères Allman laissent cette fois libre court à leur créativité et exploitent enfin pleinement leur talent, bien aidés par une équipe de musicien parfaitement en fase avec leurs ambitions. Déjà brillantes en studio, les compositions de ce premier disque prendront une autre dimension en concert, en particulier Whipping Post dont la version scénique enrichie d’un long jam marquera durablement l’histoire du rock.
Aussi grandiose soit-il, le premier disque des Allman Brothers mettra du temps à trouver son public. D’abord confidentiel, l’album ne gagnera le statut de classique qu’un ou deux ans plus tard lorsque le groupe atteindra sa consécration avec les sorties du tout aussi sublime Idlewild South en 1970 et surtout du légendaire Live At Fillmore East de 1971 qui s’imposera comme l’un des plus grands albums live de cette époque. Ce succès inspirera toute une génération de jeunes groupes tels Lynyrd Skynyrd, The Marshall Tucker Band ou Molly Hatchet, qui donneront vie à la fameuse vague rock « sudiste », sans doute l’un des courants les plus emblématiques du rock américain de cette époque. L’irrésistible ascension sera néanmoins tragiquement interrompue par les morts brutales de Duane Allman en 1971 et Berry Oakley en 1972, tous les deux dans un accident de moto, un destin terrible qui plongera les autres membres du groupe dans une inconsolable tristesse. Le Allman Brothers Band ne sera pas dissout pour autant, et ira chercher dans ses tripes la force de continuer à écrire son histoire.