Comment tu crois que les changements se font ?
Réellement ?
En “proposant des idées nouvelles” ? La belle affaire. Comme s’il suffisait de demander gentiment pour obtenir “le progrès”. Le “progrès” n’est qu’un nom creux et mal défini qui permet aux imbéciles de justifier leur suivisme d’un canon établi par des gens plus intelligents – ou plus retors – qu’eux-mêmes. Un scolarisme bien sage, totalement ignorant de la sclérose qui le guette et de tout ce qu’il laisse sur la touche.
Prenons le Rock Progressif ; que ce qualificatif soit encore utilisé pour désigner des nouvelles musiques qui sortent cinquante ans après sa genèse officielle me fait pisser de rire. Tu crois que Fripp et sa bande d’allumés se sont dit en 69 “tiens les gars on va prendre un petit peu de ceci, un petit peu de cela, on va mettre un petit twist et même qu’on appellera ça ‘Rock Progressif’ hihihi” ? Mon cul ouais. King Crimson est né de la houle, de la rencontre instable de quelques jeunes musiciens certes extrêmement doués mais surtout sans aucune limite. Alors ce serait quoi ? Qu’est-ce qui apporte le changement ?
La “transgression” ?
La “transgression” a quelque chose de détestablement individualiste. Une anecdote jetable, un simulacre de rébellion qui prétendrait pourfendre “le cadre” depuis l’intérieur – le plus souvent en y restant bien confortablement installé et dans le seul objectif de s’attirer la gloriole du “Bad Boy” de supermarché qui fouette la clope froide et le déo Axe. Combien de pimpins à l’attitude “transgressive” sont devenus des vieux beaux engraissés par le “système” qu’ils dénonçaient, incapables d’aligner trois notes correctes ? Mötley Crüe, Abbath, ou cet immonde tas de merde d’Axl Rose ; qu’ont-ils réellement apporté de nouveau, musicalement ? Qu’ont-ils fait symboliquement à part piquer des gimmicks d’innovateurs les ayant précédé – Les Stooges, les New York Dolls, Judas Priest, Bathory ou Celtic Frost – visiblement sans comprendre un pet de ce qui faisait leur nature réellement révolutionnaire ? Non, la “transgression” n’est qu’un effet de manche destiné à mal vieillir dans le ridicule et l’incontinence.
Alors c’est quoi ?
Comment tu crois que Jay Hawkins soit devenu Screamin’ Jay ? Comment tu crois que King Crimson, Aphex Twin, Miles Davis, Napalm Death sont toujours restés des OVNIs au devant de la vague ? Pourquoi tu crois que personne n’arrive à définir la musique de Non Serviam avec un minimum de concision et de constance ?
Comment tu crois que les espèces évoluent ?
Comment les droits sociaux sont obtenus ?
Le chaos.
Le réel changement émerge du chaos. Le chaos génétique, organique, infiniment connecté dans lequel le vivant évolue, ou le chaos spontané et nébuleux de l’infiniment grand. Les phénomènes d’émergence sont intimement liés au chaos : ce sont des phénomènes de masse, d’instabilités et d’interactions, fondamentalement indifférents à tout phénomène individuel. Voilà ce que nous apprend réellement l’évolution des espèces et des écosystèmes, n’en déplaise aux vaches et aux sacs à merde. L’émergence de nouvelles étoiles, de nouvelles espèces, de nouvelles idées se font par le chaos.
Non Serviam sont, consciemment ou non, des agents du chaos dans le paysage bouillonnant et pourtant largement suiviste de la musique extrême contemporaine. Refusant ou n’ayant cure d’un quelconque cadre qui voudrait que l’on identifie bien ses influences, qu’on prenne une base reconnue, qu’on arrange un peu le tout et qu’on se targue ensuite de “twister” tel ou tel truc, puis de se placer sagement dans l’ombre des géants, sur la bonne étagère, bien taggé et identifiable pour le consommateur avisé.
Non Serviam font très concrètement ce qu’ils veulent. Ils ne s’embarrassent pas de rentrer dans une dialectique de genres ou de techniques de composition, ne répondent à aucune attente gentrifiée : ni de ce que la musique extrême doit être, ni de comment elle devrait “être transgressée”. Death Ataraxia est libre et autonome, c’est une permanente confrontation sonore, esthétique et émotionnelle. Death Ataraxia brûle des feux qui embrasent nos rapports à l’art, à la musique, et à l’émancipation.
Lorsque dans dix ou quinze ans des plumigères bien plus respectés que moi écriront de ronflantes rétrospectives peuplées de savants épithètes et d’idiolectes boudinés sur l’oeuvre et l’héritage de ce duo révolutionnaire, j’espère au moins qu’ils auront la jugeote d’en tirer le seul constat qui pourra excuser leur rattrapage de wagons : Il n’y a pas de coup gagnant à jouer un jeu dont les règles sont établies par les tenants du canon. Accepter de se plier à l’exercice d’examiner, de proposer, de discuter dans un processus tenu par ceux dont l’intérêt est de maintenir la stabilité, c’est avoir perdu d’avance.
Tu veux avoir une seule chance de voir ou d’apporter un réel changement en ce monde ? Ne demande pas gentiment. Ne rentre pas sagement dans le processus de discussion. N’essaie pas d’être progressiste ou transgressif.
Sois le putain de chaos.