Il y a quelques temps, alors que je cuisinais en écoutant de la musique de bon goût, l’idée me prit de proposer des musiques mises en parallèle avec certains traits culinaires sur notre forum, La Communauté du Riff. Ce petit concept de « Food Pairings » a fini par déraper, jusqu’au jour où j’ai produit ce qui ressemble plus ou moins à une chronique pour ce chef-d’oeuvre tout récent : Hostile Architecture, de Ashenspire. J’y parle de mon ressenti, de bouffe, et de bon vin. Je laisserai aux lectrices et lecteurs patients le soin de juger de la pertinence de mes propos 😀
Artiste : Ashenspire
Origine : Ecosse, Royaume-Uni
Date de sortie : 2022
Genre : Dark Jazz avec supplément Black Metal et Hardcore
Cette fois-ci, on va s’ouvrir une bouteille exceptionnelle mais sans lettres de noblesse visibles. Pas un grand cru, pas quelque chose sorti d’une grande maison au nom solidement établi. Un produit d’exception issu d’un projet assez récent, plein de vigueur et résolument tourné vers l’artisanat, ce qui ne l’empêche pas d’être cité à certaines grandes tables étoilées.
Hostile Architecture, le tout dernier album des écossai.e.s de Ashenspire, est de ces produits qui, sur le papier, donnent à priori un terrain connu : Black Métal avant-garde et Jazz, on se dit « OK, Imperial Triumphant, Étienne Pelosoff, White Ward, je situe ça va le faire ». Comme un beau vin blanc dont la robe un peu ocre et miel annoncent que ça va être un blanc, mais avec un peu de caractère.
Mais dès le tout premier nez accordé à la cuvée Clémentine de Théodore Planas-Rastoin, on réalise immédiatement que ce que l’on a dans son verre est tout autre chose. C’est un vin blanc certes, mais qui renvoie des sensations pour le moins inhabituelles. Le monsieur est paysan, boulanger et vigneron et a à coeur de travailler ses produits de façon naturelle et responsable ; un artisan complet, avec un esprit “Do It Yourself”. Un travail qui porte ses fruits car ses vins se retrouvent, entre autres, à des tables telles que le Cheval Blanc de Lembach ( * * ) ou l’Arpège ( * * * ). De la même façon, Hostile Architecture est fort remarqué et notamment mis en lumière sur Bandcamp comme l’un des albums les plus vendus du moment. On comprend pourquoi dès la première gorgée : c’est l’explosion de saveurs de poivron, de curry et d’agrumes, un Jazz sauvage fait de saillies sur le palais et de riffs ouverts dans les esgourdes, sous-tendus par une belle acidité, et une batterie organique mais précise et sans relâche assurant la cohérence du tout.
Hostile Architecture n’est que le second album des sept jeunes anarchistes d’Ashenspire, mais c’est absolument déconcertant de constater une telle maturité, d’entendre avec quelle aisance presque insolente ils naviguent sur des compositions aussi exigeantes, faites de changements de modes et de rythmes entre blasts, syncopes et signatures hostiles. D’entendre comment les riffs et les cuivres ne sont pas juxtaposés mais naissent et vivent ensemble tout du long. Il ne s’agit pas ici d’un album de Death Metal ou de Black Metal avec un additif de saxophone ; il s’agit bien d’un cabaret de Dark Jazz décadent fait d’arpèges et de riffs, de grenache blanc, de cuivres déchaînés, de bourboulenc, de panse muscade, de guitares et de violons.
Une variété d’ingrédients et une vivacité de tous les instants, une irrévérence superbe aux codes du genre, mais une fluidité et une cohérence sans faille… Pour accompagner tout ça, parmi la petite panoplie de plats que je maîtrise à peu près mon choix se porte assez naturellement sur un dahl de lentilles corail, bien relevé et épicé. Mais pour bien faire honneur à nos deux illustres hôtes que sont l’ivresse et la musique, il s’agit de trouver une pointe d’originalité qui altère le canon.
L’avantage d’un dahl c’est que c’est facile à faire, il faut juste bien prévoir ses coups à l’avance : faire suer l’ail et les oignons avec déjà la majorité des épices – cumin, coriandre, curry, curcuma essentiellement – histoire que les saveurs prennent dès le début et soient encore mieux infusées dans le mélange final. Eviter de verser directement tout le bouillon dans la poèle / la casserole / le wok (choisissez votre ustensile de confort, pour moi c’est le wok), mais prévoir de l’ajouter progressivement à la louche lors du mijotage, comme un risotto finalement. Si l’on veut accompagner de riz basmati comme c’est assez classique, cuire le riz à l’avance mais pas totalement, pour l’ajouter directement et finir le dernier tiers de cuisson avec le dahl, ce qui donnera une consistance un peu moins liquide à l’ensemble – tout dépend du rendu que vous cherchez.
La première petite pointe d’originalité cette fois, c’est l’ajout d’un poivron jaune en petits dés après l’oignon, en laissant mijoter assez longtemps à couvert pour rendre le tout bien fondant avant l’ajout des lentilles. Le poivron jaune, plus doux et légèrement plus sucré que ses homologues rouges et verts va apporter une légèreté au glabiboulga d’épices Indiennes, sans dénoter pour autant. La seconde farfelouterie c’est l’ajout d’une bonne dose d’aneth vers la moitié de cuisson, toujours dans l’idée d’ouvrir les saveurs et d’ajouter une fraîcheur qui va merveilleusement compléter le curry et le curcuma. L’inverse du vin et de l’album finalement : à une base très relevée on apporte de l’ouverture et de la fraîcheur, là ou Ashenspire et Théodore Planas-Rastoin fabriquent du relevé, du vivace et du complexe sur la base d’éléments connus.
Hostile Architecture est probablement l’un des albums de l’année. Non contents d’officier dans des eaux où cela rivalise de technicité et de moyens, ils réussissent la prouesse de produire quelque chose de vraiment original et cohérent. La rage farouche du chant et des paroles anarchistes et anticapitalistes, le stress des violons probablement inspiré de leurs aînés de chez Dawn Ray’d, la gravité des riffs multiples et protéiformes, tout concourt à ériger un torrent de colère inarrêtable.
Alors je lève mon verre à leur colère, qu’elle emmène tout une génération avec elle et que ses cibles ne connaissent pas le répit.