Silicose – Au Fond de la Mine

La silicose est une maladie pulmonaire chronique due à l’exposition prolongée à la poussière de silice. Une poussière que l’on respire sous terre, dans les mines, ou dans des chantiers. Une maladie incurable, souvent mortelle, qui ne connaît que des mesures hypocrites de “bonnes pratiques de sécurité”, de “suivi préventif de la médecine du travail”, et d’”améliorations technologiques” pour pouvoir continuer à exposer la main-d’oeuvre, encore et toujours. En un mot comme en cent : la silicose est une maladie ouvrière.

Elle a fait des ravages sur des générations de mineurs de France, de Navarre et de partout ailleurs, et en particulier sur les mineurs de la Lorraine qui selon toute vraisemblance a vu grandir l’auteur de cet album qui m’intéresse aujourd’hui.

Nous sommes en 1963 à Trieux, Meurthe-et-Moselle. 258 employés de la mine de fer du Sancy, soit la moitié des effectifs, reçoivent une lettre de licenciement. Avant d’aller plus loin, il faut bien se rendre compte de ce que cela représentait pour les habitants de cette cité minière.

L’homme à la mine, la femme à l’intendance et au grain de la future génération d’ouvriers. Des divertissements approuvés, des maisons “généreusement” mises à disposition des travailleurs et de leurs familles. Une vie en communauté entièrement centrée sur la production de la mine, soigneusement organisée par ce patronat dit “paternaliste” soucieux de s’assurer la dépendance d’une force de travail qualifiée, fiable et régulière… Jusqu’au jour où il n’en aura plus besoin.

Perdre son emploi à la mine se faisait bien sûr sans préavis ni indemnités. Mais cela signifiait aussi perdre son logement. À la rue, avec femme et enfants.

Cela aurait pu marquer le début de la misère pour ces polaks et ces ritales, arrivés en France quelque trente ans plus tôt sans ressources et sans droits. Et pourtant, il se passa tout autre chose ; inspirés par l’action historique menée par les Gueules Noires quelques mois auparavant, les Gueules Jaunes se levèrent. Et ils firent résonner une toute autre histoire, depuis le Fond de la Mine.

Silicose suit le sillon des mineurs de Trieux avec un Black Metal primitif, basique, mais qui sait exactement ce qu’il a à dire. La musique sert le propos dans une approche crue et très punk entre Hellhammer, Crass et les vieux Darkthrone ; ça va vite, c’est approximatif dans le chant comme dans la prod, et peu importe. Ses riffs sont râpeux, ils soufflent un vent mauvais comme l’écho du grisou. Point de claviers ni de touches “atmosphériques” ici, mais des extraits de la violente réalité des mineurs, exposée à la face de l’auditeur.

Les ouvriers ont juste le droit de manger du pain sec et de faire des enfants. C’est une loi d’airain qui repose sur l’équilibre des ventres vides. La condamnation perpétuelle au bagne de la faim, de la misère.
Faut tout détruire.

Et ce riff assassin qui repart. Qui a dit que le Black Metal ne devait pas se mêler de politique pour être vraiment “evil” et “dangereux” ?

Car ne nous y trompons pas : la grève des Gueules Jaunes est bien de ces exemples marquants, de ces mouvements petits mais si vivaces et déterminés qu’ils sont un avertissement, une menace pour les puissants par leur simple existence dans notre mémoire collective.

79 jours de grève au fond de la mine pour l’ensemble des employés et la totalité de la communauté, soit les quelque 3000 Triotins, qui s’organise pour les soutenir. Les femmes qui agissent en comité et se battent depuis la surface. La résonance médiatique et le soutien déclaré de nombreuses organisations et syndicats du monde entier. Une communauté ayant développé une inarrêtable conscience de classe et une conscience de leur force collective, par le fait même – suprême ironie – de leur concentration voulue par ces patrons pensant ainsi les contrôler, génération après génération.

Voilà une chose réellement dangereuse, une idée qui fait bien plus trembler le bourgeois que n’importe quelle branlette intellectuelle sur l’anti-cosmicisme.

Silicose, de toute évidence, ne s’y est pas trompé. Il ne réinvente rien dans le Black Metal mais s’honore d’une part très importante et explicite de punk, et de punk à la française, s’il vous plaît. Au-delà des paroles hurlées ou chantées en français, le riffing et le ton font écho aux inénarrables Bérus sur l’aspect musical comme politique (Coups de Riveline). Il chante très explicitement l’unité dans la lutte et la solidarité de “ceux qui ne sont rien”, en l’occurrence l’ensemble des mineurs unis, et pas seulement ceux menacés de licenciement ; vibrant élan d’ une communauté qui ne s’est pas laissée berner au jeu de la division, où “ceux qui bossent” se sont sentis tout aussi concernés que “les virés” par la menace que représentait une pratique sociale prédatrice venue d’en haut.

Tous ceux qui comme moi ont grandi dans cette région savent bien à quel point l’Histoire a d’ailleurs donné raison à ces ouvriers. Leurs industries, minière d’abord, sidérurgique ensuite, savamment démantelées en l’espace de moins de trois décennies. Leur dignité sacrifiée sur l’autel de la rentabilité et de la concurrence.

Car c’est sans doute pour cela que Silicose me parle autant, au-delà de la qualité musicale d’un Black Metal direct et agrémenté d’une batterie plutôt bien maîtrisée, bien mise en avant, et avec une énergie percutante presque Garage. Ce thème qui me rappelle des conditions que je n’ai jamais connues, mais qui font partie d’un inconscient collectif ancré dans ma chair : l’ambiance grise et mélancolique de ces quartiers entiers de maisons de mineurs, bien alignées et identiques. Ces petits-enfants et arrière-petits-enfants d’ouvriers aux noms polonais et italiens, les Urbanski, les Matteucci, les Cappelletti, et cet accent Mosellan que j’entends dans ses chansons comme La Grève. Les trajets en bus scolaire devant la Sollac, devenue la tristement fameuse usine Mittal de Florange. Mes deux grands parents partis des suites d’affections sidérurgiques.

Je ne viens pas de Trieux ; j’ai grandi entre Fontoy et Volmerange-les-Mines. Je serais bien hypocrite de me revendiquer du combat des mineurs, ayant grandi dans la petite classe moyenne et étant devenu un Parisien, un privilégié. Je suis l’exemple parfait qu’aimeraient brandir tous les rustres et les abrutis qui parlent de « méritocratie » à tout bout de champ.

Qui que tu sois derrière Silicose, je ne peux m’approprier aucune part de ton espace thématique. Mais sache, camarade, que tu as ranimé des pans de ma mémoire suffisamment importants pour que je ressente le besoin impérieux d’écrire et, j’espère, faire justice à ton projet.

Les mineurs de Trieux n’ont pas retrouvé leur emploi au bout de ces 79 jours, mais ils ont obtenu des indemnités conséquentes, des parcours de reconversion assurés, et le droit de conserver leurs logements miniers jusqu’à leur prochain emploi. Et plus important peut-être, ils ont obtenu de marquer l’histoire sociale de leurs noms et de leur exemple. Un exemple qui montre que la division entre ceux qu’on écrase et ceux qu’on épargne temporairement n’est pas une loi naturelle mais une manipulation, qui peut être battue en brèche. Un exemple qui montre que la lutte paie.

Un exemple qui devrait tout particulièrement résonner aujourd’hui, en ces instants précis de notre histoire en train de s’écrire.