Sur les Riffs de… We Hate You

J’aimerais vous parler de choses simples. De petites histoires que le public laissera dans l’oubli, mais qui pour une raison ou une autre, sont devenues de discrets mais fidèles compagnons de route pour moi.

Pour tout ce que les réseaux sociaux nous apportent d’intéressant, on ne peut ignorer trop longtemps l’injonction saturante à la découverte que nous y entretenons entre passionné.e.s. Dénicher ou (re)découvrir toujours plus d’artistes et d’oeuvres, et les partager dans un éphémère shot de dopamine avant de pister la prochaine prise. Easy come, easy go. J’aimerais, sinon briser cette boucle de rétroaction hormonale, à tout le moins faire un pas de côté et rouvrir le coffre à trésors cachés de mon inconscient musical.

Pour commencer, je vous emmène sur les riffs de We Hate You.

Flo et Thomas, l’énigmatique duo de We Hate You

We Hate You étaient un duo de Poitiers et que j’ai découvert vers 2014 en cherchant “blues” sur Bandcamp. Leur unique album One Foot in the Mud venait de sortir et allait rester confidentiel, et en fait de blues je qualifierais plutôt leur travail d’un amalgame de folk psychédélique, de blues, de cabaret lent et de contes gothiques, le tout joué avec classe et chanté avec un superbe accent de nos contrées. En un mot comme en cent : du Southern Gothic Poitevin.

Celles et ceux d’entre nous qui ont plaisir à flâner de longues minutes ou heures dans la section “Discover” de Bandcamp connaissent la sensation toute particulière lorsque l’on tombe enfin sur une chanson, un air qui sort du lot et résonne avec notre humeur de l’instant. C’est ce déclic qui m’a pris en entendant le refrain de Sirens, la piste d’ouverture : la voix de Flo étrangement douce et glaçante à la fois qui entonne cette complainte au milieu de l’instrumentation folk nonchalante de Thomas.

Je fus immédiatement happé par cette ambiance fantômatique, comme jouée dans une cabane fond d’un bayou. J’achetai l’album immédiatement pour l’écouter en boucle dans les semaines qui ont suivi, et huit ans plus tard je n’ai rien trouvé qui me procure des sensations similaires. Au hasard d’une soirée récente je décidai alors d’en savoir plus sur ce projet qui n’a, semble-t-il, vécu que le temps d’une démo et d’un album.

J’ai réussi à contacter Thomas, compositeur et multi-instrumentaliste, qui a très gentiment accepté de me raconter comment lui et Flo ont crée le groupe :

Nous nous sommes rencontrés fin 2012 avec Flo et avons vite accrochés malgré des cultures musicales très différentes. Elle a été élevée à la musique classique et à l’opéra, moi au blues et à la world music. Elle était passionnée de rock gothique, de cold wave, de new wave, du mouvement riot grrrl. Pour ma part, je ne suis pas tombé très loin de l’arbre et suis resté accroché au blues/alternative/garage rock même si le hip hop m’a fait développer un goût pour le jazz. C’est pour ces différences que faire de la musique ensemble n’a pas été une évidence malgré notre envie.

Et pourtant la collaboration s’est installée, et l’alchimie a pris. Profitant en 2013 du calme de Poitiers qui, l’été, se vide de sa population estudiantine, les deux larrons enregistrent une démo aux contours un peu rugueux, mais qui capte déjà cette ambiance entre deux plans d’existence. La piste d’ouverture Stuck (In Between) est un véritable cabaret chamanique, enveloppé dans les ectoplasmes de clavier et de flûte de pan.

C’est avec la seconde chanson, Another thing to bury (In my own grave), que le blues s’invite et que les riffs se déploient avec panache. C’est carrément lascif et Rock’n’Roll, la batterie déboîte, ça zouk !

Une courte démo entre Dark Cabaret et Blues de taverne, guitares saturées et un son encore tâtonnant sur l’équilibre entre voix et instruments, mais pleine de fougue et de sensualité. C’est finalement l’année suivante que Flo et Thomas peuvent prendre plus de temps pour perfectionner ces chansons et en composer d’autres qui donneront l’album, One Foot In The Mud, au son plus abouti et à l’atmosphère bien plus prenante.

Le Blues est toujours présent comme une épine dorsale, mais tantôt joué comme une chanson populaire au sang chaud dans Soaked and Wet, comme un ragtime lent et fantômatique dans Swearing ou encore avec des accents carillonants, gothiques et sentencieux dans Mad Girl’s Love Song. Flo pose plus sa voix et le duo prend plus le temps de marquer les instants, les tensions et les rebondissements. La puissance est toujours là, parfois couvante et parfois déployée dans le festival de bottleneck, de palm mute, de claviers psyché et d’envolées chorales de la version définitive de Another thing to bury (in my own grave).

Ce nouvel équilibre et cette ambiance à donner une agréable chair de poule ne sont pas nés d’un plan précis de composition, mais sont plutôt le résultat d’une alchimie naturelle, de toutes ces choses tacites qui se passent entre partenaires de confiance.

Pour ce qui est du son du projet, c’était vraiment à tâtons, sans intention claire, et je crois que c’est ce qui lui donne ce côté un peu vaporeux. Je m’essayais tout juste à la guitare blues, open tuning et bottleneck, Flo se remettait à chanter, on cherchait. Et je crois que c’est lorsqu’on a commencé à s’éloigner des blues un peu classique que ça a commencé à prendre forme et donner une couleur.

Ironiquement, en fait de forme et de couleur le matériau dont on parle ici est bien vaporeux et translucide mais ne manque pourtant pas de matière et de force évocatrice, jusque dans l’aspect visuel. Flo, également photographe, a réalisé ces deux superbes pochettes mettant en scène le duo, à la fois présents et absents de cette vieille chambre et de ce marais poitevin. Un travail sous influence – entre autres – de l’expressionisme allemand, et de la prodigieuse et météoritique Francesca Woodman.

Petite parenthèse : le travail de Francesca Woodman mérite mieux que le seul angle qu’on lui prête généralement, à savoir le désir de mort, interprétation a posteriori largement dûe à son suicide à 22 ans. Étant un grand fan de Ian Curtis, je ne peux que compatir avec la frustration de ce chroniqueur qui rend un peu mieux justice à Woodman.

Mais s’il est un aspect sur lequel la résonance se fait tant au niveau visuel que musical, c’est bien le dialogue avec l’au-delà, et les histoires de fantômes.

People look at me, very dead
Sad faces around me, saddest day
Black suit over me, skin is gray
Black box around me, buried dead
[…]
People say my name fade away
Mother cry again, face is red
Brother hold my hand very dead
Father carry me on my way

La première chanson de ce type qui était dans la démo était Stuck in between et c’était justement une histoire de fantômes. Sirens, Swearing et Very Dead y font assez naturellement écho dans l’album. Et je crois qu’on a finalement décliné cet aspect fantomatique dans le son sans jamais se le dire explicitement, en utilisant des percussions traditionnelles et des bruits d’ambiances.

C’est finalement ce qui caractérise le plus simplement We Hate You, et qui explique sans doute pourquoi leur musique continue de me hanter encore et encore. We Hate You est fait de choses simples ; l’histoire d’une rencontre, d’une alchimie qui s’est faite puis défaite. Des histoires de fantômes sous différentes formes, les nôtres, ceux de nos proches, de nos relations.

Enfin, quand à savoir si c’était de la musique pour ou par des fantômes, je crois qu’entre les deux, c’était de la musique avec des fantômes 🙂

Heureusement, si le duo se sépare avant de sortir un autre album, les artistes ont continué leur chemin. Thomas a notamment monté quelques années plus tard l’incongru projet Commmando Cousteau au son et à l’ambiance très différents, pleins d’humour : les paroles du Commandant Cousteau mises en musique – et parfois remaniées, détournées avec une Classe toute Américaine – sur du zouk garage. Vous ne rêvez pas et c’est disponible en libre téléchargement, un bel hommage à cette figure tutélaire qui entend peut-être depuis son plan astral. Comme dit bien Thomas, “il faut croire qu’on ne chasse pas ses fantômes aussi facilement” 🙂