The Bees Made Honey In The Lion’s Skull

Artiste : Earth

Origine : Seattle, USA

Date de sortie : 2008

Genre : Drone Metal, Ambient Metal, Americana

La boutique d’encadrement photo sur la 9e était petite, mais bien remplie. Des rayons bien rangés. C’était le troisième petit boulot depuis sa sortie ; y’avait pire. Deux nouveaux clients qui poussent la porte, déclenchant la sonnerie tout droit sortie des années 30.

Vous êtes Dylan Carlson ?

Qui le demande ?

On a vu votre interview sur Doomrock.com. Ça vous dirait de refaire un concert de Earth ?

C’était pas spécialement dans mes plans. J’ai recommencé à jouer mais différemment.

On n’a qu’à vous brancher un ampli et on verra ce que ça donne. Vous appellerez ça comme vous voudrez.

OK. À qui ai-je l’honneur ?

Randall. Randall Dunn.

Cette rencontre avec ce jeune producteur a été l’un des facteurs majeurs de la résurrection de Earth. Le premier résultat en a été l’enregistrement et la sortie de Hex : Or Printing In The Infernal Method, dont on a parlé lors de l’épisode précédent de #MotherEarth.

Pour un groupe américain avec une notoriété locale ou un succès d’estime, rencontrer un producteur vedette mène souvent vers un décollage dans les charts, une diffusion plus large, les clips sur MTV… Dans la sphère Rock c’était du moins vrai jusque dans le début des années 2000. Mais nous sommes en 2005, Randall Dunn est encore un rookie dans son domaine, et l’histoire ici est plus modeste. Il s’agissait juste de faire revivre un groupe de niche à la réputation mythique.

La résurrection de Earth s’est donc faite en bonne partie à Aleph, le petit studio maison de Randall construit pour un chiche budget. Dans ce même studio et la même année, il a pu produire d’autres groupes comme Kinski ou Asva qui, combinés au fait d’avoir ramené Earth en activité, vont lui faire un nom sur la place de Seattle, lui ouvrir les portes des labels Sub Pop – mythique label des beaux jours du Grunge et filiale de Warner – et Southern Lord, fondé par les membres de Sunn O))) avec qui il entamera une longue et encore vivace collaboration. Bref, 2005 est l’année où décolle la prolifique carrière de Randall Dunn.

Environ trois ans plus tard, Dylan Carlson et Adrienne Davies rempilent au studio avec Randall – entre Avast! et Aleph – pour enregistrer ce qui deviendra leur album le plus iconique. Earth est sorti de l’ombre pour poser un nouveau son, ample comme l’Ouest Américain et vieux comme un Continent. Ce son va atteindre une nouvelle maturité avec le concours de Don McGreevy à la basse, grand ami et collaborateur intermittent du duo, et Steve Moore aux pianos et claviers, qui va de surcroît rapporter un guest de choix ; l’immense Bill Frisell, légende vivante des guitaristes Jazz.

Le résultat ?

L’ouverture de Omens and Portents 1 : The Driver nous replonge immédiatement dans l’Ouest romancé de Blood Meridian et de Dead Man. Comme si l’on venait de rouvrir le même livre que Hex en reprenant un marque-page. La batterie lente aux imperceptibles frémissements, les notes de guitare feutrées qui se construisent en un riff sentencieux nous font clairement comprendre que nous sommes en terre sauvage, non cartographiée. Le piano qui ponctue les riffs, puis l’orgue Hammond qui finit par s’élever pour complémenter les drones de guitare, donnent à la fois plus d’ampleur et plus d’impact. L’ensemble est onirique et inquiétant.

Dylan Carlson est un guitariste autodidacte et obsessionnel, sans cesse à jouer, composer, à chercher à étendre sa palette harmonique et ses effets. L’évolution entre Hex et Bees s’en ressent particulièrement dans les tons ouverts, chaleureux et cristallins de l’immense et bien nommé Rise to Glory. Ce riff poignant et cathartique est l’un des plus beaux moments du Rock.

Le tour de force de Bees est de partir du son caractéristique de Hex, mais de l’étendre vers une palette d’harmonies et d’ambiances bien plus large. On va de l’atmosphère sentencieuse et lourde héritée de Hex ou Hibernaculum, au blues étrange et mélancolique du morceau éponyme, à Engine of Ruin qui est un voyage entre Jazz et Americana lancinante.

Cette ambiance, ce son aussi vaste que la nuit, cette justesse incroyable jusque dans les plus infimes tensions et imperfections, couplée à cette couverture reconnaissable entre mille, on fait de Bees l’album le plus reconnu de Earth ; pour ceux qui connaissent Earth de loin, c’est probablement l’unique album qu’ils ou elles ont écouté. Pour les fans, c’est souvent celui-ci qui est cité tout en haut du Ladder. Et cet instant de grâce est autant dû à l’expression des aspirations artistiques profondes de Carlson qu’à l’apport de ses musiciens.

Car si jusque là, Earth avait majoritairement été la créature de Carlson qui, même avec l’influence déterminante de Davies, avait toujours composé des chansons et préparé des arrangements suivant des concepts « narratifs » forts qu’il avait établi. Ici, rien ne va plus : les idées musicales viennent avant le concept de l’album, et le résultat final est selon l’aveu de Dylan lui-même, un travail collectif avec tous ces musiciens chevronnés. Par fidélité à l’ethos des grands groupes de Jammers comme les Grateful Dead ou le Allman Brothers Band, ou dans l’héritage du grand Miles et des bases modales qu’il a données à quasiment toute la musique moderne, les arrangements et les constructions se finalisent en studio, au feeling, en Jammant, en posant des variations autour des fils conducteurs proposés par Carlson.

Et le concept émerge finalement de ces instants de grâce, de ce processus créatif commun. Cette vieille parabole de l’Ancien Testament, métaphore de rédemption, de continuité, de la prévalence de la masse face à l’individualité. Les abeilles ont investi le crâne du vieux Lion pour y créer collectivement le Miel, la musique, l’art. Les abeilles sont peut-être Earth et ses musiciens, ou c’est peut-être plus vaste que cela – les abeilles sont peut-être aussi le public lui-même.

[La musique instrumentale] redonne de la considération au public ; ils n’ont pas besoin d’être menés par le bout du nez et qu’on leur explique tout ce qui se passe. C’est une chose que j’ai toujours aimé chez les [Grateful] Dead : ils considéraient toujours leur public comme partie prenante de l’expérience. C’était pas juste le groupe sur scène – tout le monde était impliqué.

Dylan Carlson, traduit d’une interview pour Self-Titled

Les abeilles peuvent aussi être vues comme la rédemption de Dylan Carlson lui-même, s’étant tiré de ses vieux démons pour créer de nouveau. En fait, comme à peu près tous les concepts de Earth, Dylan Carlson fait le choix délibéré de le laisser largement ouvert à interprétation, tout comme la musique.

Car c’est ça qui fait la magie de Earth, et the The Bees Made Honey In The Lion’s Skull en particulier : être emmené loin sans être pris par la main, dans un voyage à chaque fois différent. La véritable liberté exprimée en une grammaire musicale simple et intemporelle.

J’aime le son d’une corde ouverte, et d’autres notes qui vont et viennent à sa rencontre. D’une certaine manière, le drone est toujours là. Peut-être pas toujours de la même manière, tu vois ? Mais si c’est là, c’est Earth.

Dylan Carlson, traduit d’une inteview pour The Creative Independent