Ultravox – Vienna

Artiste : Ultravox

Origine : Angleterre

Date de sortie : 1980

Genre : post-punk/new wave, synthpop, glam rock

Note : 9,5/10

C’est connu, les précurseurs d’un courant artistique, musical ou autre, ont la facheuse tendance de louper le train en marche et disparaitre juste au moment où le courant qu’ils ont contribué à lancer gagne en popularité. Ce sont alors leurs différentes émules, souvent moins originales, qui récoltent les fruits de leurs idées géniales mais arrivées trop tôt. Les plus chanceux arrivent parfois à obtenir un succès d’estime a posteriori, une réputation de pionniers incompris qui, si elle ne met pas de beurre dans les épinards, ne manque pas de classe et de prestige, et qui parfois débouche sur une reformation tardive pour satisfaire aussi bien les fidèles de longue date que le jeune public curieux de découvrir ces génies ignorés par leurs ainés. D’autres sombrent juste dans l’oubli, n’étant sorti de leur anonimat que par des hommages occasionnels de superstars en milieu de carrière qui expliquent à la presse spécialisée qu’ils ne seraient pas là où ils sont sans tous ces noms dont la postérité n’a pas voulu.

Ce destin funeste, Ultravox l’a frolé de près. Bien lancé par deux albums déjà très prometteurs, le groupe signait son manifeste ultime en 1978 avec le légendaire et fondateur Systems Of Romance, dont l’impact sur les futurs courants new wave et synthpop a été si profond qu’il n’existe probablement aucun groupe du genre formé entre 1978 et 1982 qui ne le cite pas comme influence principale. Pourtant, si la critique et les passionnés ont immédiatement crié au génie, le grand public est globalement passé à côté, en particulier aux États-Unis où ce genre de bidouillages électroniques annonciateurs de la décennie à venir étaient encore loin d’être plébiscités. Cet échec commercial aura un effet délétère aussi bien sur l’ambiance du groupe que sur la confiance que lui accordait jusque là sa maison de disque Island, si bien qu’en mars 1979, après la fin de la tournée américaine, la séparation sera actée.

Elle sera fort heureusement de courte durée! Car si le chanteur John Foxx choisit de se lancer en solo, rejoint ensuite par le guitariste Robin Simon qui interviendra régulièrement dans ses albums, les trois autres membres que sont le claviériste-violoniste Billy Currie, le bassiste Chris Cross et le batteur Warren Cann, remontent le groupe fin 1979 en compagnie du chanteur-guitariste Midge Ure que Currie a cotoyé au sein du projet Visage durant les mois précédents. L’ex-quintet devenu quartet entre en studio dès février 1980 pour enregistrer son quatrième album, à une époque où la new wave est en pleine ascension et s’apprête à régner sur le monde pour les 5-6 prochaines années. Pour la production, le groupe rappelle Konrard « Conny » Plank, le pape du krautrock qui avait déjà produit Systems Of Romance deux ans auparavant. Pas d’escapade allemande au légendaire studio colonais de Plank pour la bande cette fois, les sessions se déroulent toutes à Londres avant que Plank ne s’occupe du mixage à domicile. Dans une ambiance apaisée et une cohésion de groupe qui n’aura jamais été aussi forte, Ultravox avance vite et sort finalement son quatrième album, baptisé Vienna, en juillet 1980.

Et malgré la volonté du groupe de se frayer un chemin parmi la forêt de nouvelles formations new wave et synthpop apparues au cours des deux années précédentes, hors de question de se fondre dans la masse pour autant, en témoigne cette fabuleuse instrumentale d’ouverture qu’est Astrodyne. On a beau avoir quitté la décennie 70 depuis plus de 6 mois, difficile de ne pas en entendre les derniers soubresauts dans cette ambiance très Neu-esque, Ultravox était là avant ses disciples et ne fonce pas autant qu’eux tête baissée vers la nouvelle décennie. Cette ouverture passée, on découvre enfin le chant de Midge Ure, et difficile de ne pas tomber instantanément sous le charme. Passer derrière une voix aussi attachante que celle de Foxx n’avait pourtant rien d’une mince affaire, mais Ure relève le défi à merveille, dans un registre sans doute moins glam punk et plus clairement new wave que son prédécesseur, c’est peut-être ce qu’il fallait pour éviter les comparaisons. Musicalement en tout cas on n’est pas dépaysé, on retrouve sur des titres comme New Europeans ou Private Lives ce post-punk à clavier super efficace et mélodiquement très riche, cette basse claquante et ces riffs de guitare si proches de ceux de Simon sur le disque précédent qu’on pourrait croire qu’il n’est jamais parti, la magie de Systems Of Romance est telle qu’on l’avait quitté deux ans plus tôt malgré toutes les mésaventures survenues depuis. Plus synthpop avec sa ritmique dansante et son refrain ultra mémorable, Passing Strangers garde tout de même ces délicieux accents Neu 75 qui permettent un juste équilibre entre passé et présent. Et lorsque le groupe renoue avec l’urgence punk de ses deux premiers disques sur Sleepwalk, impossible de ne pas succomber, les claviers charmeurs se marient à merveille avec l’instrumentation plus rapide et énergique, les lignes vocales sont à tomber par terre, voilà le genre de bijou qu’on pourrait écouter des dizaines de fois d’affilée sans jamais se lasser! Plus sombre voire plus agressif (toute proportion gardée), All Stood Still n’est pas loin de faire le même effet, notamment grâce à sa basse électronique terriblement entrainante, un alliage parfait entre finesse new wave et rage punk!

Redoutable dans ses moments les plus accessibles, la bande se montre tout aussi inspirée lorsqu’elle s’aventure en terrains plus expérimentaux, histoire de rappeler à tout le monde qu’elle n’est pas qu’une simple machine à tubes. Sur le très immersif Mr. X en particulier, on plonge en eaux bien kraftwerkiennes, le ritme martial imprimé par la batterie électronique ainsi que le chant robotique et les claviers futuristes rappellent fortement Die Mensch Maschine, mais sans ressembler une segonde à du plagiat, Ultravox ne puise chez les meilleurs que pour en produire quelque chose de personnel et en l’occurrence y parvient admirablement bien! On reste en zone sonore allemande avec Western Promises et son air de violon très envoutant, là encore malgré une indéniable modernisation new wave, il est clair que les racines du groupe remontent au coeur des années 70, à l’époque où les pionniers de toutes ces sonorités oscillaient entre instrumentations psychédéliques en tout genre et transition vers le monde électronique. Vient alors l’un des titres les plus emblématiques de l’album et même du répertoire entier du groupe, le morceau éponime Vienna. Lancinant, grave, mais aussi épique d’une certaine manière, ce titre est d’une beauté renversante et d’une intensité à coller des frissons même aux plus insensibles, en particulier lorsque la voix de Midge Ure s’envole dans les aigus dans le refrain ou plus tard lorsque Billy Currie distille encore ses envoutantes notes de violon. À noter la grande richesse des ritmiques électroniques de Warren Cann qui n’a pas volé sa réputation d’expert en la matière, 40 ans plus tard ses percussions sintétiques n’ont rien perdu de leur charme quand beaucoup des machines de l’époque sonnent atrocement ringardes aujourd’hui!

En miettes un an auparavant et bien parti pour rejoindre la longue liste des pionniers incompris, Ultravox s’est magistralement relevé pour signer l’une des oeuvres les plus brillantes de la vague new wave! Certes il a fallu passer par la case changement d’effectif, certes ce Vienna n’est pas aussi révolutionnaire que l’était le manifeste Systems Of Romance, mais comment reprocher quoique ce soit à une telle collection de titres tous plus succulents à écouter les uns que les autres. Loin de se réinventer, Ultravox a au contraire consolidé ses acquis et affiné sa formule, pour devenir une véritable machine de guerre, capables aussi bien de pondre des tubes redoutablement accrocheurs que des pièces plus expérimentales mais non moins irrésistibles. Et au cas où certains regretteraient John Foxx malgré la splendide prestation de Midge Ure, la qualité de ses premières sorties solo en ce début 80 est telle qu’on en viendrait presque à se réjouir de son départ du groupe. Deux discografies parallèles prenant toutes deux la suite de Systems Of Romance à leur manière, on peut difficilement être mieux servi!

Sorti dans une époque déjà plus propice au succès de ce genre d’oeuvres, Vienna récoltera un succès massif, dépassant tout ce qu’Ultravox avait connu jusque là, au point même qu’un nombre significatif de nouveaux fans ignoraient que les racines du groupe remontaient au milieu des années 70. Deux ans après avoir manqué de disparaitre faute d’adhésion populaire majeure, ce carton plein n’en était que plus savoureux, une juste reconnaissance pour un groupe dont le talent et l’originalité ne pouvaient mener qu’au sommet. Ayant désormais retrouvé sa stabilité, le groupe n’allait pas gaspiller son temps, il en avait déjà perdu bien assez. Dès le courant de l’année 1981, le quartet retrouvera les studios allemands de Konrad Plank pour l’enregistrement de son cinquième album, le tout aussi prodigieux Rage In Eden. Comme quoi, il n’est jamais trop tard pour prendre le train en marche même quand une partie de la troupe a préféré le quai d’en face!